Bulletin de l'été - Fraenkel, un éclair dans la nuit

Bulletin de l'été - Fraenkel, un éclair dans la nuit

Gérard Guégan, Fraenkel, un éclair dans la nuit, L’Olivier, 2021, 32.30 CHF

Dadaïste et surréaliste de la première heure, Théodore Fraenkel est demeuré pour la plupart un inconnu. Sa vie fut romanesque au possible : héros de deux guerres mondiales, trois fois marié, médecin humaniste n’hésitant pas à pratiquer des actes en accord avec son éthique personnelle plutôt qu’avec la morale de son temps. Dans ce roman biographique, Gérard Guégan s’attache à le faire sortir de l’ombre.
Romancier prolifique, traducteur, de Bukowski notamment, critique de cinéma, éditeur, Guégan nous propose un récit haletant et rythmé. À travers un ample recours à des citations dans le texte, la parole est directement donnée aux protagonistes. Passionnant, lorsque ceux-ci se nomment Vaché, Breton, Tzara, Aragon, Desnos, Leiris, Bataille, Giacometti. Fin connaisseur de l’his- toire des avant-gardes, il restitue à merveille ce moment inouï où, au cœur de la Première Guerre mondiale, une poignée de jeunes gens (Fraenkel, dans ses Carnets : des « morts en sursis »), croit dur comme fer que la poésie changera le monde. Assez rapidement toutefois, Fraenkel réalisa que la révolution invo- quée par les surréalistes ne serait que de papier et ne céda pas à la vanité de vouloir faire œuvre, la vraie vie se situant ailleurs.

Outre l’écrivain sans œuvre, Guégan peint le portrait d’un témoin et acteur des événements majeurs du XXe siècle avec leur lot de chaos et de bouche- ries, d’espoirs et de fraternité. Né en 1896, dans une famille de mencheviks juifs exilés en France, il est appelé sous les drapeaux en 1915 en qualité d’infirmier: « Je porte des blessés sur mon épaule et suis couvert de boue ». Une fois ses examens de médecin auxiliaire réussis, il parvient à l’été 1917 à re- joindre une mission médicale en partance pour la Russie, qui lui apparaît comme la Terre promise. Objectif Odessa, en pleine violence révolutionnaire, où il espère revoir la belle Mirotchka aux cheveux de feu, son premier amour. Retrouvailles décevantes, dans la mesure où celle-ci a épousé, non seulement la Révolution, mais aussi un bolchevik.

À deux reprises il franchira les Pyrénées. Une première fois en train, en 1936, il gagne Barcelone avec un convoi de sérums et de vaccins de l’Institut Pasteur. Comme nombre d’intellectuels français, il a pris fait et cause pour les républicains espagnols. Il est un des rares, en revanche, à l’instar de Malraux, à décider de partir. Il observe la bravoure, la désorganisation, du camp républicain, et comprend vite que la victoire de Franco, prélude au triomphe fas- ciste dans toute l’Europe, est inéluctable. Une seconde fois à pied, pour sau- ver sa peau. Juif, porteur de faux papiers, sa vie ne vaut plus grand-chose dès la n de la zone dite libre, en 1942. Finie la guerre, Fraenkel publiera dans Les Temps Modernes, sous ses seules initiales, T. F., son récit Évasion de France. Ou comment, en quelques jours et mille mensonges, les passeurs suc- cessifs vous font gagner la liberté en vous allégeant de tout le reste.

Secret jusque dans la mort, Théodore Fraenkel choisira la fosse commune. Écoutons Aragon prendre congé de lui, dans les colonnes des Lettres françaises, le 26 janvier 1964 : « Fraenkel parlait le langage du Père Ubu (...) Il est toujours resté l’homme de ce temps, avec ce brusque rire bas, qui remet- tait à leur place les choses et les gens. (...) Et je ne suis pas sûr que sa profes- sion fût plus la médecine que l’amitié ». MD

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