Enrique Vila-Matas, Montevideo
Enrique Vila-Matas, *Montevideo*, Actes Sud, 2023
D’un livre à l’autre, Enrique Vila-Matas se consacre invariablement au même thème principal : la figure de l’écrivain écrivant et lisant, lisant et écrivant. Son nouveau roman, Montevideo, ne fait pas exception en mettant en scène un double romanesque dont la biographie ressemble à s’y méprendre à la sienne. Fidèle à sa méthode, il y célèbre la littérature à sa façon, joueuse et joyeuse, sans la sacraliser, la meilleure manière de l’aborder sérieusement étant de le faire sans trop de sérieux. S’il aime truffer ses pages d’emprunts ou citations glissés sans crier gare dans le texte, les innombrables citations présentées comme telles sont volontiers traficotées. Si bien qu’on peut être uniquement certain de l’authenticité des citations prêtées à des écrivains imaginaires.
Nous aurons furieusement envie de découvrir l’œuvre de Madeleine Moore, la grande amie du narrateur, qui bien entendu n’existe pas. Madeleine Moore, plasticienne et autrice d’un seul livre, mais quel livre, d’une radicalité extrême. Tenante de la « littérature expansive », elle a eu « le bon goût original » de se tenir à l’écart des « imbéciles digitaux » et des modes littéraires de son temps, l’autofiction et la non-fiction. À propos desquelles elle exprime des avis que ne renierait pas Vila-Matas : la première n’existe pas car tout récit, à commencer par la Bible, relève de l’autofiction ; la seconde non plus, car tout est fiction.
Le narrateur de Montevideo a connu un certain succès avec Virtuoses de la disparition, roman construit autour du « syndrome de Rimbaud ». C’est un clin d’œil évident à Bartleby & Compagnie dans lequel Vila-Matas traitait de l’agraphisme sous toutes ses formes en dressant un inventaire des écrivains, frappés du « syndrome de Bartleby », ayant refusé ou cessé d’écrire à l’instar de Bartleby le scribe, mythique personnage de la nouvelle d’Herman Melville. Or le voilà en quelque sorte rattrapé par son œuvre, incapable d’écrire ne serait-ce qu’une seule ligne. Est-ce à cause d’une fréquentation trop prolongée de la case deux de sa typologie des tendances narratives, « celle de ceux qui délibérément ne racontent rien » ? Serait-il réduit au silence pour s’être davantage préoccupé du rythme de la phrase que de celui de l’intrigue?
Que faire, suivre la voie tracée par les « écrivains de jadis » ? S’en remettre à « la terrible discipline de l’esprit » des « écrivains français », Valéry en tête ? Se lever comme ce dernier aux aurores et revêtir un châle ? Se laisser aller au contraire, avec une élégante indolence, à « la voie du désespoir contrôlé » ? Le narrateur ne devrait-il pas, comme le lui suggère Moore, se « rendre compte que le plus important n’est pas de mourir pour les idées, les styles, les théories mais plutôt de faire un pas en arrière et de prendre les distances avec ce qui nous arrive ? » Vila-Matas prend plaisir à mettre son personnage au supplice : au narrateur désormais sans voix, la vie n’a de cesse de proposer des situations inédites, étranges ou inquiétantes, « exigeant d’être racontées ».
Comment le narrateur pourrait-il l’accomplir, le pas en arrière, alors qu’il est invité à Montevideo et que l’occasion s’offre à lui d’« essayer de vérifier ce qui se passe quant on entre dans un espace fictif » ? Pour cette ville il a des années durant éprouvé « une sorte de saudade secrète, mélancolie d’un lieu que je n’avais pas connu ». C’est à Montevideo, dans une certaine chambre de l’Hôtel Cervantes, que les écrivains argentins Julio Cortázar et Adolfo Bioy Casares ont posé sans se concerter le décor de deux nouvelles à la structure étonnamment similaire. Il se trouve que derrière l’armoire de la chambre 205 se cache une porte dérobée, « le lieu précis où le fantastique fait irruption dans la nouvelle de Cortázar », qui donne sur la chambre voisine. Dans ce lieu à la fois réel et fictif le narrateur ouvrira la porte et visitera la chambre, qu’il ne pourra plus ouvrir ni visiter le lendemain car elles auront toutes deux disparu.
Dans chacun des fragments portant des noms de villes qui composent le roman, un narrateur progressivement gagné par la paranoïa – ne serait-il pas victime d’une machination d’une société secrète d’admirateurs de Cortázar ? – entreprend de singuliers voyages, cherchant le port ou la porte permettant d’ouvrir sur un nouveau livre. Voyages dans son esprit et sa bibliothèque pour entreprendre une « biographie de son style ». Voyages dans des pays où il passera l’essentiel de son temps dans une chambre. Et où l’on constatera qu’aussi bien dans son esprit que dans les chambres règnent la plus grande confusion, l’ambiguïté la plus totale.
A Cascaïs, où il est l’invité d’un festival de cinéma, l’acteur Jean-Pierre Léaud, icône de sa génération, occupe la chambre contiguë à la sienne. Au cours d’une nuit terrible il entend le héros des Quatre Cents Coups de Truffaut éclater quatre cents fois au moins d’un rire dément en lisant dans ses pensées décousues, et probablement aussi car il porte un « pyjama mal assorti à l’océan », tandis que dans sa propre chambre retentit le « rire démoniaque de l’oncle de Kafka ».
Tout se complique ultérieurement dans le fragment intitulé Bogotá. Le narrateur s’y retrouve enfermé dans une chambre où Moore a conçu spécialement pour lui, au cœur de sa rétrospective personnelle au Centre Pompidou, une « austère recréation de l’enfer ». Pendant qu’une voix lui suggère de manière insistante « tu es à Bogotá », une autre répète en boucle « les pires phrases » qu’il a écrites, tandis qu’il se retrouve simultanément à Saint-Gall en train de participer au « Congrès de l’ambiguïté » à l’invitation de son amie Yvette Sanchez, spécialiste dans l’organisation des colloques les plus insolites. Pour notre plus grand bonheur, en maître de l’ironie et des mises en abyme au sommet de son art, Vila-Matas nous égare dans des labyrinthes subtils dont nous n’avons aucune envie de nous extraire. MD