Hérétiques - Leonardo Padura
Leonardo Padura, Hérétiques Paris, Métailié, 2014 620
Leonardo Padura, Hérétiques
Paris, Métailié, 2014
620 pages.
Leonardo Padura revient avec un nouveau roman, moins polar mais toujours aussi littéraire, dans lequel nous retrouvons Mario Conde, ex-flic désabusé reconverti dans le commerce de livres rares. Celui-ci est contacté par Elias, venu tout exprès à Cuba depuis New York. Il est le fils d'un Hongrois juif, Daniel Kaminsky, émigré dans un premier temps sur l'île durant l'exode d'Europe au seuil de la Seconde guerre mondiale, puis aux Etats-Unis en 1958, soit juste avant la Révolution. Elias veut éclaircir un certain évènement resté mystérieux dans l'histoire de son père.
L'occasion pour Padura de nous plonger dans un chapitre peu glorieux de l'histoire cubaine, quand, sous le dictateur Batista, fut refoulé un paquebot entier de Juifs fuyant les persécutions nazies : négociations et monnayages sont menés de la part des autorités d'immigration... pour finir par un « niet » qui renverra tous ces gens dans l'enfer européen. Cette marque dans la mémoire du jeune Daniel, parvenu sur l'île quelque peu auparavant avec son oncle, restera évidemment en lui de façon indélébile. Et celui-ci, une fois devenu adulte et très cubain, verra à nouveau cet évènement changer sa vie lorsqu'il croisera par hasard l'un de ses principaux responsables.
Mais le roman ne se fixe pas sur cette intrigue et fait un large détour par un autre épisode, européen cette fois-ci : les pogroms du XVIIe siècle, summum d'horreur et de cruauté. Le fil rouge qui réunit ici ces époques est un tableau de Rembrandt ayant appartenu à la famille Kaminsky, peint à Amsterdam puis transmis de génération en génération avant d'être monnayé (en fait extorqué) par un certain fonctionnaire de l'immigration cubain au XXe siècle...Si les épisodes historiques sont le fruit, de la part de l'auteur, de recherches approfondies, Padura imagine en romancier la genèse de ce tableau. Le modèle ayant servi pour représenter Jésus est un jeune Juif de la ville hollandaise, alors exceptionnellement accueillante envers les Juifs pourchassés partout ailleurs. Ce jeune homme, nommé lui aussi Elias, brave clandestinement les interdits de sa religion pour accomplir son désir le plus profond : apprendre la peinture. A travers lui et les autres personnages, on est donc confronté dans ce roman à plusieurs figures d'hérétiques (d'où son titre !) en butte à des traditions ou des idéologies répressives ou meurtrières et, heureusement, parfois aussi à des complicités précieuses et touchantes. Au travers de leurs pensées et de leurs dialogues prennent place des réflexions parfois profondes sur la liberté et le rapport au milieu de vie social. Mais ces figures d'hérétiques et leurs philosophies prennent des formes extrêmement contrastées, voire surprenantes.
Retour à Cuba de nos jours avec la petite tribu urbaine des emos de la Havane, adolescents qui expriment par un comportement et un look qui leur sont propres leur sensation d'être étrangers à la société cubaine officielle, qui, sous la répétition des slogans héroïques ne fait que tenter d'échapper, sur le mode du chacun pour soi et avec plus ou moins de moyens pour y parvenir, à la déchéance lente qui dure maintenant depuis la fin du « grand ami soviétique » et à la précarité d'existence usante qui en découle. Si les fils des récits qui se succèdent et se rejoignent dans ce roman finissent par converger, c'est répétons-le surtout à travers la figure de l'hérétique définit au sens large que se trouve son unité. C'est en effet l'un des talents de Padura que de transmettre à travers des personnages fort bien campés les aléas de l'individu dans la société. YB