La fête de l'âne - Juan F. Ferré

Juan Francisco Ferré, La fête de l’âne Albi, Passage du

Juan Francisco Ferré, La fête de l’âne
Albi, Passage du Nord-Ouest
2012, 294 pages.
Préface de Juan Goytisolo
 
-       Oui. Je veux dire… que ce livre est vraiment… bien, quoi.
-       Tu veux dire que tu l’as apprécié, c’est ça ?
-       Exactement, c’est parfaitement ça.
-       Mais pourquoi… je veux dire, qu’est-ce… c’est quoi le truc si tu veux qui… fait que ça t’as plu ?
-       Ben... pff !... Ben c’est drôle, surtout, ça détend et…
-       Oui ?

-       Non, mais… dit comme ça, ça a l’air con… mais, euh… ouais je sais pas, l’humour dans ce livre il consiste à… merde, j’arrive pas à m’exprimer. Pfffff !... Ouais, ben, il s’en prend à la connerie qui peut à son tour prendre de multiples visages et se concrétiser en actes… terribles. Donc c’est bien ciblé et du coup vraiment poilant. Mais ça, avec en plus une façon de partir dans des descriptions de type « sous-genre », tu vois ce que je veux dire ? Marrant.
-       « Trash » , un peu ?
-       Ouaaais, mais ce mot c’est de la daube ! Faudrait trouver autre chose. Tout est très crûment décrit, y compris ce que subissent les victimes, et il y en a un certain nombre, puisqu’il s’agit du conflit basque, mais l’humour prend position dans ce tas d’immondices, si tu vois ce que je veux dire, et il prend parti pour les victimes avec une égale férocité désinvolte que celle que déploient les bourreaux. Il prend sens du fait même de la connerie qu’il cible, celle des tarés sans cervelle qui sacrifient leurs semblables. Alors que le « trash » se complaît souvent dans un relativisme où tous se valent puisque personne ne vaut rien (cynisme), Ferré ne manque jamais d’exprimer à sa façon pas gnan-gnan de la compassion, y compris pour l’âne sacrifié par un crétin qui n’est autre que le « héros », dans une scène confondante. Mais bon, dit comme ça, ça a presque l’air moralisant et benêt…
-       Non, non…
-       Si ! Bof… Je suis nul pour décrire. Non mais justement c’est tout sauf moralisant, ni en terme sexuel (là aussi t’as tous les sous-genres !) ni en terme politique, ni… rien du tout, quoi.
-       Et ça parle de quoi, en fait ?
-       Ah ! Oui, ben, du nationalisme, je t’ai dit, de ses « héros » sans scrupules et dégoulinant d’esprit de sérieux qui font partie de l’Organisation, des médias qui traitent les événements, pis ben de plein de trucs là-autour… Bon, l’histoire elle-même c’est en gros la vie et l’« œuvre » – édifiantes ou édifientes – de Gorka, qui devient un « héros » de cette Organisation. Tu as de belles descriptions du type de mentalité que peut produire un milieu fanatisé, c’est vraiment drôle : tout ce qui est « nous » est idyllique, sacré, avec tout le côté kitch, et tous les « autres » méritent la mort…
-       Donc, euh…
-       Oui, non mais je sais, comme ça, j’arrive pas à donner envie, mais…
-       Peut-être pourrais-tu nous en citer un extrait ?
-     Ah, ben ouais, mais y faudrait pas que ça donne une fausse image… Bref, voilà un passage où est relatée une exécution d’élus municipaux qui dénoncent la violence de l’Organisation, et où l’auteur décrit les légitimations que celle-ci se donne lors du discours que prononce leur leader, Gorka :
Les mots insubordination et insoumission apparaissaient à plusieurs reprises dans le discours élaboré de Gorka, comme s’ils lui plaisaient particulièrement, ainsi que rébellion et indépendance, des mots envers lesquels les douze avaient blasphémé verbalement ou par leurs actes. Si les douze insurgés avaient commis une transgression, c’était bien contre l’idée d’indépendance en l’utilisant dans un sens dévoyé. L’indépendance qu’ils affichaient face à l’indépendance qui les condamnait sans de ridicules détours juridiques. La dépendance que leur comportement trahissait ou dénonçait contre l’indépendance pour laquelle disait lutter l’Organisation dont Gorka dépendait à son tour plus que tout. Ils s’étaient rebellés contre cette indépendance au nom d’une autre indépendance, celle de jugement, de pensée ou d’opinion, contre la tyrannie de l’indépendance représentée par Gorka et par l’Organisation. Ils allaient mourir pour ça. Au nom de l’indépendance, même si chacun des camps en lice comprenait ce concept de façon radicalement différente. Comme le comprenait le cameraman – tout sauf neutre – dont l’indépendance de point de vue dépendait des ordres de Gorka et de son interprétation particulière de la notion conflictuelle d’indépendance. Bref, l’embrouillamini de sous-entendus et de jeux de langage dans lequel s’emmêlaient les discussions habituelles du pays.
-       Bien vu, mais c’est pas très drôle…
-       Voilà, donc… mais ça c’est plutôt un passage où l’auteur commente beaucoup. Et ça peut donner une fausse impression de l’ensemble. Peut-être que je vais citer comme ça encore un ou deux passages. Bon, je vous épargne peut-être la scène d’autopsie de Gorka… mmmhh… voyons. Par exemple, au moment où un journaliste fait un reportage sur lui dans sa nouvelle vie – et sa nouvelle peau, au sens littéral :
Comment refuser, comme refuser quoi que ce soit au phénix des terroristes mondiaux que l’on voit renaître de ses cendres transformées en plumage voyant et reluisant, juste sous notre nez ravagé par la mauvaise cocaïne ou un putain de rhume tropical. Des cendres de pur havane ou de cigarette américaine – Gorka était un fumeur invétéré -, cela importe aussi peu que s’il s’agissait des cendres d’une incinération. Sa séduction opérait irrésistiblement sur moi, je le remarquais là où l’on remarque généralement ces choses-là. Ce n’était pas une attraction sexuelle, ne comprenez pas de travers notre relation purement journalistique, celle du chroniqueur qui parvient à interviewer le vieux héros patriotique. Gorka était un personnage, et le pire c’est qu’il le savait, il contrôlait avec une habileté diabolique son influence sur les autres et agissait en conséquence. Pendant qu’il préparait son attentat, comme il appelait aussi ses inoubliables cocktails à la composition complexe, je le regardais de l’autre côté du bar, fasciné, comprenant le succès sensationnel de sa nouvelle vie dans ce boui-boui bruyant, sur cette île éloignée du trafic mondial.
Elle réapparut devant moi, encore plus majestueuse, la coquette venait de retoucher son maquillage, et elle frappa avec force la voiturexplosive sur le bar en bois, comme pour l’agiter une dernière fois, le mélange final, et le faire déborder du verre plein, mousse de vie, fusion suprême, selon sa recette, se ses ingrédients extravagants.
« Du jus de bite, bordel, c’est ça que tu as passé la soirée à boire sans protester. Ça ne te dégoûte pas, chéri ? » « Si c’est de la tienne, bien sûr que non », lui répondis-je du tac au tac, conscient que c’était le cocktail empoisonné qui faisait prononcer à ma langue quelque peu entravée cette déclaration insolente, aussi fausse et absurde que le flirt de Gorka avec moi.
-       Ah, ben, dis-donc…
-       Ouais, mais y a un truc un peu fantastique aussi dans ce bouquin qu’on ne voit pas dans ces citations. Non, mais pis c’t’humour, c’est trop drôle, quoi, merde, c’est chouette ! Ce roman est trop foisonnant pour le cerner en une ou deux phrases. Mais, par rapport à ce que j’disais toute à l’heure, sur l’humour qui frappe les dominants, les aggresseurs de façon vengeresse, voici peut-être encore un passage tiré de la scène où des motards s’apprêtent à violer une jeune femme qui convoyait des explosifs pour la Cause et tomba en panne en rase campagne :
Ils avaient le sens de l’humour, on ne pouvait le nier, contrairement à leurs ancêtres motorisés ils avaient développé une fine compréhension de leur place dans un monde dont ils savaient qu’il les tolérerait pour autant qu’ils ne se mêlaient pas trop de son fonctionnement. « Appelle-ça du nihilisme, ma belle, si ça te chante », dit sarcastiquement le motard boiteux. Les drogues, OK, de toutes les sortes et en quantité ; le sexe, autant que vous en avez envie ou que vous en êtes capable ; la musique stridante en permanence et en stéréo digital, si vous voulez ; mais n’envisagez pas un seul instant de vous mêler de politique, vous savez comment ça peut finir, vous l’avez vu dans les films, ne commettez pas cette grossière erreur. Elle en a mené plus d’un en prison ou dans sa tombe. Tel pouvait être le texte plus ou moins littéral du pacte tacite que ces cinq motards pensaient avoir signé avec le système dont ils prétendaient s’échapper par leur conduite marginale mais dans lequel, en réalité, ils ne faisaient que davantage s’emberlificoter, au point d’en renforcer la logique.
-       Purée, vachement bien dit !
-       Oui. Mais j’ai l’impression de manquer mon objectif en donnant un aperçu biaisé du bouquin dans son ensemble, donc vu comme c’est parti je crois que je vais quand même vous servir un bout du chapitre intitulé « L’autopsie du sujet », à la fin :
L’assistant tenait ou soutenait les deux bulbes visqueux et leurs prolongations sanguinolentes dans la palme gantée de sa main droite. Le vieux légiste les examinait visuellement, comme il convenait, et ensuite tactilement, il les pressait entre ses doigts après s’être emparé d’eux avec le consentement souriant de l’assistant, habitué aux accès d’enthousiasme de son maître, il les transformait en une pâte informe et grumeleuse, il les pétrissait entre ses doigts jusqu’à les transformer en une bouillie inidentifiable et répulsive…
« Vous voyez ? Regardez-bien, qu’est-ce que je vous disais ? Que veut dire voir ? Qu’est-ce que ces yeux ont vu d’épouvantable qu’aucun d’entre nous, nous qui les contemplons maintenant dans cet état de désintégration, ne tolérerait de voir ? Ne vous tracassez pas, dit-il en les jetant complètement broyés dans une cuvette profonde remplie de sang où se balançaient à la dérive un cœur monstrueusement apathique et un bout de moelle épinière. Cette fois-ci, vous n’avez pas besoin de répondre correctement pour réussir à mon cours. De toute façon, quand il sera exposé dans les salles du musée qui nous a chargés de ce travail humanitaire, n’oubliez pas qu’aucun cimetière municipal ne voulait accueillir le corps de ce pauvre type, les taxidermistes lui auront placé de jolis yeux de verre pour cacher l’horreur ignominieuse enfermée dans ces orbites vides. Maintenant, reprenez vos affaires et allez-vous-en. Le cours est mort. »
-       Purée…
-       Oui. Bon, ben, je sais pas mais moi j’ai aimé ce bouquin, parce qu’il est drôle et juste, voilà. Mais ça tu le vois seulement si tu le lis en intégralité. Là, j’ai mis deux-trois bouts de chapitres, ça donne pas l’ensemble, faut lire le livre.
YB (interviewé par YB)

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