La théorie féministe au défi du handicap

Les études sur le handicap, de même que le féminisme, loin de soulever de simples enjeux sectoriels, questionnent en réalité l’ensemble des rapports sociaux. Théories féministes et études sur le handicap ont une portée sociale et politique générale. Pourtant, en s’ignorant mutuellement, ces deux champs d’études et les mouvements de luttes qui s’y rattachent peuvent arriver à des positions contradictoires. En entrant en discussion, il est toutefois possible de faire converger les luttes tout en enrichissant mutuellement les deux courants. C’est ce à quoi s’attachent les textes regroupés dans ce volume.
La théorie féministe au défi du handicap. Recueil de textes des feminist disability studies, coordonné par Célia Bouchet, Mathéa Boudinet, Maryam Koushyar Soucasse et Gaëlle Larrieu, avec le soutien du collectif Les Dévalideuses. Cambourakis, 2025, 219 p., 37.- CHF
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Le recueil vise à introduire dans l’espace francophone un champ de recherche bien établi dans le monde anglo-saxon, trop peu exploré malgré l’importance des questions théoriques et politiques qu’il soulève.
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C’est ouvrage est remarquable à plus d’un titre, et en premier lieu, c’est sa démarche générale qui frappe par sa pertinence. Lorsque les quatre coordinatrices, doctorantes en sciences sociales, décident d’éditer un volume regroupant des textes articulant la question du handicap avec une perspective féministe, elles décident rapidement d’inclure activement dans le processus des personnes concernées par cette oppression croisée. Elles approchent alors le collectif militant Les Dévalideuses, dont trois membres ont pleinement participé à la sélection et la traduction des textes.
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L’objectif de l’ouvrage est de mettre en lumière une tradition de recherche interrogeant la théorie féministe au prisme du handicap et inversement. Bien entendu, une introduction plus générales aux modèles théoriques des études sur le handicap est nécessaire avant de lire les critiques internes qui leurs sont adressées. C’est à quoi s’emploie avec brio l’introduction de l’ouvrage, qui propose une synthèse succincte mais très claire des principales approches des études sur le handicap. Il s’agit ensuite de présenter au public à la fois des textes fondateurs, pour faire connaître les pionnières du domaine, et également des textes plus récents, qui donnent à voir l’état actuel des débats. Par ailleurs, en variant les approches et les points de vue théoriques et disciplinaires (de la sociologie à la philosophie, en passant par la psychologie sociale), on se familiarise avec certains des débats qui structurent ce champ d’études, loin d’être homogène.
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Tenter de faire tenir toutes ces ambitions dans seulement six textes ne va pas sans difficultés, évidemment. Si l’on a une réserve à formuler, c’est peut-être celle-ci. Certaines des autrices mobilisent à l’appui de leur propos des données statistiques ou législatives. On aurait apprécié que les éditrices de l’ouvrage, toutes spécialistes de la question, proposent en note une actualisation ou une transposition de ces données. Lorsque le premier texte du volume, daté de 1981, documente les réalités socio-économiques et psychologiques du handicap, on découvre le contexte états-unien des années 1970. On aurait apprécié qu’une note nous renseigne en quelques lignes sur l’état actuel des choses, au moins pour la France. De même lorsque les définitions du handicap de l’ONU sont discutées dans le second texte datant de 1989, il aurait été intéressant de savoir si et comment les définitions ont évolués depuis.
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En-dehors de cela, les réflexions auxquelles invitent ce livre sont particulièrement riches. Le premier élément de réflexion part du constat que le handicap n’a pas les mêmes implications selon le genre. Les modèles théoriques et militants du handicap ont été élaborés principalement par des hommes handicapés, dont le point de vue efface un certain nombre de considérations propres à la situation des femmes handicapées. Notamment, alors qu’un homme handicapé peut s’attacher à une identité valorisée (homme), les femmes handicapée n’ont pas cette ressource. Un des éléments centraux du « modèle social du handicap » est notamment discuté. Ce modèle social postule que le handicap n’est pas la conséquence d’une déficience (physique ou mentale), mais du fait que le monde social est organisé exclusivement par et pour des personnes valides. L’expérience vécue du handicap est écartée du modèle comme relevant de la sphère privée et n’ayant pas de pertinence théorique ou politique. Or la théorie féministe s’est largement construite sur la critique de cette distinction du privé et du public. L’importance de prendre en compte l’expérience vécue et des conséquences que cela implique pour la recherche et pour les pratiques militantes est explorée en détail.
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Si les grilles d’analyse du handicap sont passées au crible de la critique féministe, à l’inverse, de nombreux postulats du féminisme sont revisités à l’aune du handicap. Des questions centrales pour le mouvement féministes, comme le corps, la sexualisation, l’idéal d’indépendance, l’avortement, reçoivent ainsi un éclairage bien différent lorsqu’elles sont envisagées à la lumière du handicap. Les similitudes entre l’oppression patriarcale et l’oppression validiste (infantilisation, contrôle du corps, etc.) devraient faire prendre conscience que tant les luttes féministes que les luttes anti-validistes ont tout intérêt à se construire ensemble.
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Plus généralement, si l’idée que le patriarcat n’est pas qu’une oppression sectorielle, mais un rapport social structurant l’ensemble de la vie sociale, si cette idée est de plus en plus difficile à nier en sciences sociales, la prise de conscience que le validisme ne concerne pas que les personnes handicapées, mais structure également l’ensemble de la société, est nettement moins partagée. En avançant dans le livre, on est invité à considérer l’ampleur du changement social que supposerait une société non validiste et l’ampleur des bénéfices que l’humanité entière en tirerait. Le handicap, au même titre que le féministe, concerne tout le monde. Une éthique du care, une acceptation générale et valorisée des divers rapports de dépendances et d’entre-aide nécessaires, qui traversent en réalité toutes les existences humaines, obligent à remettre en question la valeur cardinale très libérale de l’indépendance individuelle absolue. Repenser le lien social et politique au prisme de soin (au sens de « prendre soin de ») est un travail théorique et politique de portée universelle que les études féministes du handicap permet de mener.