Mort d'un voyageur, Didier Fassin

Le sociologue Didier Fassin se penche une nouvelle fois sur les violences policières, en livrant ici une étude de cas détaillée. Il montre la solidarité des institutions répressives d'État tout en rendant la parole aux proches des victime. Un livre rigoureux et puissant.

Didier Fassin, Mort d’un voyageur. Une contre-enquête, Paris : Seuil, mars 2020

Lorsque les gens du voyage subissent des violences policières, il y a peu de risque que cela fasse beaucoup de vagues. La sœur d’Angelo, mort sous les balles de la gendarmerie nationale pratiquement sous les yeux de sa famille, refuse pourtant d’en rester là. Elle témoigne, elle milite pour faire reconnaître que la version officielle (les gendarmes ont tiré en état de légitime défense) est un tissu de mensonges. Elle n’est sans doute pas la première à le faire. Mais dans sa lutte, elle remporte des succès importants. Tout d’abord, elle arrive à fédérer des collectifs de lutte contre les violences policières par delà les différences qui les séparaient jusqu’alors: « La jeune femme et ses camarades de lutte tracent ainsi une sorte d’improbable trait d’union entre gens des quartiers et gens du voyage. Improbable, car dans le passé les relations ont souvent été difficiles entre les deux » (p. 81).

Autre succès dans sa volonté de donner une visibilité à la lutte, elle prend contact avec un sociologue, qui s’était déjà fait remarquer pour ses travaux sur les institutions répressives de l’État, et en particulier un livre sur les violences policières dans les quartiers1. Celui-ci décide de s’intéresser sérieusement au dossier, et en s’appuyant sur l’ensemble des pièces à la disposition de la justice, il décide de mener une contre-enquête sur la mort d’Angelo.

«Sa contre-enquête pouvait exposer une autre lecture des faits. Il ne s’agissait pas d’adopter le point de vue des vaincus contre celui des vainqueurs, comme l’expriment parfois les historiens, autrement dit de considérer que la version de la famille [d’Angelo] était plus véridique que la version des gendarmes, qui était aussi celle des juges, mais de produire un récit indépendant de tout lien institutionnel, de toute affinité professionnelle et, autant que possible, de tout préjugé. Il fallait que ce récit découle seulement de l’application d’un double principe : toutes les voix méritent la même attention et les conclusions doivent procéder de la seule confrontation des éléments disponibles interprétés dans leur contexte. » (p. 23) Ce double principe semble relever de l’évidence. Pourtant, la justice n’a respecté ni l’un, ni l’autre, dans le cours de son enquête. Au point que la « vérité judiciaire » à laquelle aboutit son enquête semble irréconciliable avec n’importe quel autre type de « vérité ». Bien que le sociologue ait prévenu la famille « qu’il ne pourra s’agir simplement de reproduire leur vision des choses » (p. 17), et bien que de fait, il ne conclut pas comme la sœur d’Angelo que celui-ci a été purement et simplement exécuté par les gendarmes, le récit qu’il produit est fatalement très éloigné de celui des institutions répressives d’État.

Lire ce livre est une nécessité. Au-delà du « fait divers », le sociologue nous montre ce que ce cas a de général. Il dévoile tout ce que ce cas particulier révèle du fonctionnement normal des institutions sociales.

Ce faisant, il nous invite à nous interroger sur les institutions censées assurer notre « sécurité ». En réalité, la sécurité des uns fait l’insécurité des autres. La sécurité des classes moyennes repose sur des institutions violentes qui représentent une menace mortelle pour tout un ensemble de personne dans nos sociétés, des personnes qui supportent déjà par ailleurs le poids d’un système social profondément inégalitaire et injuste.

1 Didier Fassin, La force de l’ordre, Paris :Seuil, 2011, réédition en poche : Points, 2015

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