Néo-fascisme et idéologie du désir - Michel Clouscard
Michel Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir. Mai 68 : la
Michel Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir. Mai 68 : la contre-révolution libérale-libertaire
Éditions Delga, Paris, 2007 (1973)
186 pages
Mené dans un langage d'abord limpide (trois premières parties), puis parfois hautement abstrait (parties 4 et 5), mais toujours avec verve, ce livre est un mélange de théorie et de pamphlet. La première moitié consiste en une approche matérialiste des « genres de vie » des deux classes et des couches intermédiaires qui composent le mode de production capitaliste. Par ailleurs, un peu comme avec le livre de Walter Benn Michaels (bien postérieur), La diversité contre l'égalité (Raisons d'agir, 2009), mais sur un mode très différent et avec une certaine profondeur que lui donne son ancrage marxiste, on est là dans une critique de l'idéologie où cette dernière ne consiste pas simplement en un discours officiel du pouvoir mais prend au contraire le masque du progressisme : on dévoile ainsi son rôle de « diversion » de la question sociale - tout en risquant de passer pour un affreux conservateur (ce qui, je le précise, est un réel pléonasme, d'où le risque...) aux yeux des tenants de la nouvelle contestation. Quoiqu'il en soit des conclusions que chacun est libre d'en tirer à titre personnel, la lecture de ce livre est conseillée pour l'espace qu'elle (re)donne à la pensée. On pourrait citer comme avant-propos à la problématique ici développée ce passage du Capital : « Contradiction dans le mode de production capitaliste : les travailleurs en tant qu'acheteurs de marchandises sont importants pour le marché. Les affrontant comme vendeurs de leur marchandise - la force de travail - la société capitaliste a tendance à la payer au prix minimum. » (Livre II, 2e section, chap. 10) Or, Clouscard analyse un moment historique où une impulsion est donnée à la libération de la frénésie consumériste en même temps que commence l'attaque de la bourgeoisie contre les salaires.
Il identifie ce coup de force au Mai 68 de la libération des moeurs et tente de montrer en quoi cette contestation, issue d'une nouvelle couche moyenne privilégiée a ouvert le champ à un renouvellement de la société restant strictement à l'intérieur des rapports de production capitalistes - incarnant donc des aspirations en dernière analyse bien peu révolutionnaires. Question : « Selon quelles conditions des rapports de production le freudo-marxisme est-il possible comme idéologie d'une nouvelle forme d'exploitation, d'extorsion de la plus-value » ? (p. 40-41) Pour critiquer les fondements de cette idéologie, Clouscard corrige avant tout deux « erreurs » de jugement : l'idée d' « embourgeoisement de la classe ouvrière » et celle, qui en découle, que la société actuelle puisse être pertinemment analysée en tant que « société de consommation ». Et pour venir à bout de ces idées, l'auteur procède d'abord à une analyse de "La nouvelle société selon le niveau de vie" (Partie 1).
En effet, les « biens de consommation » rendus accessibles à la classe ouvrière correspondraient plutôt, d'après l'affinage catégoriel que propose l'auteur, essentiellement à des « biens d'équipement » nécessaires à la reproduction et à la « recréation » de la force de travail et non à des « biens de standing et de confort », voire de « luxe ». Distinction cruciale. Et si l'on parle d'intégration à la société dominante, c'est bien, si l'on suit Clouscard, l'esprit 68 libéral-libertaire (qu'il oppose au Mai ouvrier et à ses conquêtes sociales) qui, malgré ses outrances verbales existentielles, sera non seulement pleinement intégré, mais, c'est le sens de la démonstration qui est proposée, indispensable aux transformations récentes du capitalisme et à l'écoulement de ses produits. Ainsi, la consommation que Marcuse, puisque c'est lui qui est visé, attribuerait à tort à la classe ouvrière serait avant tout le fait d'une autre couche : la nouvelle petite-bourgeoisie produite par le stade bien déterminé du capitalisme qui débute à l'après-guerre.
Citons un extrait pour illustrer ce propos, et pour apprécier les qualités de polémiste de Clouscard:
« c) Les limites de l'accession de la classe ouvrière aux biens d'équipement. "Savez-vous, ma chère, que ma femme de ménage vient en voiture ?" Car le comble, le scandale des scandales, c'est que les ouvriers possèdent des voitures et mêmes des téléviseurs : "Ils se plaignent... mais ils vivent mieux que nous !"
« N'est-il pas heureux et combien légitime, dans une perspective socialiste, que l'ouvrier se balade aussi avec la bagnole qui l'amène au travail, qu'il a produite, et encore payée, qu'il regarde à la télé un match de foot et même des variétés ? N'est-ce pas encore les conditions nécessaires à la recréation des forces productives en un univers unanimement considéré comme pollué, trépidant, etc. ?
« Mais voilà : les marcusiens pensent le prolétariat selon une imagerie hyperconventionnelle. Ils sont fixés à une image populiste, non dialectique, naïvement manichéenne, imposée au début de l'industrialisation par le capitalisme anglais concurrentiel libéral (description d'Engels). Le prolétariat pour eux doit être le misérabilisme (aussi les conquêtes sociales seront "embourgeoisement"). Ils ne veulent pas voir que ce nouveau niveau de vie reste celui justement de la classe ouvrière en tant que participation relative aux biens d'équipement et privation des biens de consommation.
« Faut-il encore souligner les limites de l'accession même aux biens d'équipement ?
« On pourrait évoquer : les travailleurs étrangers, le sous-développement des campagnes, le manque d'équipement élémentaire des ménages, le sous-entretien du réseau routier (cause essentielle des accidents), le scandaleux sous-développement des hôpitaux, écoles, stades, etc. Même au niveau des biens d'équipement – et surtout à ce niveau – on se rend compte que l'on est bien loin de la "société d'abondance" fantasmée par les marcusiens (alors authentiquement publicitaires). » (p. 47-48)
Si l'on peut discuter point par point cette liste selon les pays et les époques et soutenir que les tendances consuméristes ont été depuis diffusées dans le prolétariat (quoiqu'il faille répéter cette banalité essentielle qu'avoir des désirs de consommation ne signifie pas qu'on puisse ipso facto les réaliser..., et une analyse de la frustration et du grégarisme qui peuvent en découler aurait eu sa place dans ce livre), ne reste-t-il pas que cette considération de Clouscard apparaît d'autant plus pertinente de nos jours où le néo-libéralisme s'affaire à détruire sans répit cet accès jadis conquis aux services publics et biens de base, voire à un certain bien-être pour les plus chanceux ? Attention : l'auteur de ce livre (ni l'auteur de cette critique, je tiens à le signaler) ne considère en aucun cas le capitalisme des « Trente glorieuses » comme le paradis perdu, étant donné qu'il s'agissait toujours du capitalisme, c'est-à-dire d'un système d'exploitation de l'homme par l'homme (lire à ce sujet l'excellent article de Pierre Rimbert, « L'histoire ne repasse pas les plats », dans le Monde diplomatique d'avril 2012).
Pour compléter, la classe ouvrière « a produit les objets qu'elle consomme. Ce qui est la finalité du socialisme : la consommation due au producteur, mais sans la plus-value (et cette classe ouvrière ne reprend que très partiellement sa production) ». (p. 49-50) Qui "consomme", donc, c'est-à-dire consomme plus qu'il ne produit en s'appropriant une part de la plus-value ? La bourgeoisie. Et les couches moyennes quand elles récoltent les fruits de leur rôle tampon entre les deux classes.
Ces fondements posés, Clouscard peut se lancer dans une analyse de la position de classe et des « genres de vie » de ces fameuses nouvelles couches moyennes, ainsi que de leur idéologie :
« Ce modèle a donc une énorme importance stratégique : un nouveau mode de consommation devrait dépasser tous les antagonismes et toutes les contradictions de classes de la nouvelle société. La contradiction des deux modèles de consommation (consommation traditionaliste et vertueuse de la rareté – consommation libertaire ou esthétisante des séries d'objets) devrait se révéler plus profonde que les contradictions de classes de la production et de la consommation. » (p. 60) Or cela n'est qu'idéologie.
Ainsi, le fait que le mode de consommation de la nouvelle petite bourgeoisie – intellectuelle et donc encore plus séparée du procès de production - s'oppose à celui de l'ancienne petite bourgeoisie (artisans, petits commerçants, paysans) basé sur l'économie et le réinvestissement productif va permettre à l'idéologie de caractériser frauduleusement un changement à l'intérieur du mode de production comme un changement de mode de production et faire passer un conflit de générations au sein de la bourgeoisie pour une révolution : on a là, selon l'auteur, le Mai 68 transgressif animé par des slogans tels que « Je jouis dans les pavés ! »
On a compris que, selon l'interprétation qu'en fait Clouscard, il s'agit pour le « néo-capitalisme » à la fois de proposer un mythe de dépassement du conflit de classes et d'écouler auprès des nouvelles couches moyennes des marchandises produites en masse en « libérant » les acheteurs potentiels de leur éthique économe et épargnante grâce aux valeurs transgressives « de gaspillage, de fête, de libidinalité » (p. 77). « Aussi, le modèle de la nouvelle consommation sera l'émancipation par la transgression. Ce modèle d'usage sera immanent à la marchandise. Le capitalisme a ainsi pu mettre dans le produit lui-même l'expression idéologique. » (p. 77-78). L'auteur propose donc très tôt une analyse radicale du phénomène consumériste tout en évitant de mettre au premier plan une "consommation" vidée de son ancrage dans une réalité de classes, non rapportée au mode de (sur)production qui l'engendre : tout revient au contraire pour lui à réaffirmer le moment productif et à pointer la division du travail produite par l'institution sociale de la propriété (pour les uns contre la vente de la force de travail pour les autres). Et les contradictions de ce modèle.
A lecture de ce livre, on est bien sûr constamment tenté de mettre en doute l'affirmation d'une totale fonctionnalité ou perversité des tentatives émancipatrices menées du côté étudiant en 1968 : si les conquêtes sociales de la classe ouvrière ne signifient pas automatiquement sa pure et simple intégration idéologique au capitalisme, pourquoi n'en serait-il pas de même avec les luttes contre toutes sortes d'oppressions spécifiques ? Une vision plus sociologique de l'ambigüité des pratiques serait sans doute nécessaire. Ces luttes n'étaient-elles pas souhaitables pour elles-mêmes ? Les prolétaires n'y ont-ils jamais participé ? Se pourrait-il que, particulièrement massive (plus grande grève de l'histoire de France), la révolte de mai-juin 1968 eût été également particulièrement radicale et qu'au sein de cette radicalité, du moins de certaines franges de la contestation (celles du double refus du capitalisme et du modèle stalinien), on puisse trouver à la fois et selon les individus engagés (dont certains se révélèrent futurs médiacrates ou politiciens retourneurs de veste et, au contraire, d'autres restèrent anonymes et/ou radicaux) et parfois au sein même des individus engagés, à la fois les tendances décrites par Clouscard (indéniables me semble-t-il) et une réelle analyse politique ? Certes, il est difficile de nier que le Mai ouvrier est complètement passé à la trappe lors des successives commémorations de « l'événement ». Est-ce un hasard ? Ne soyons pas naïfs : certaines revendications sont plus dérangeantes que d'autres pour le système. L'ouvrage aurait toutefois gagné à l'époque à être plus attentif à un aspect soulevé plus récemment, en 2005, par Kristin Ross dans l'ouvrage Mai 68 et ses vies ultérieures (Ed. Complexe, rééd. Agone, 2010) qui, critiquant également l'oubli massif du côté ouvrier de Mai 68, défendait cependant la thèse d'une « rencontre entre ouvriers et étudiants », autrement subversive.
Comme le défendent, lors d'une émission de Radio libertaire, les intervenants au DVD qui est consacré à la pensée de Clouscard (O. Gani et F. Trémeau, « Tout est permis mais rien n'est possible », Editions Delga/Les films des Trois Univers, 2011), il ne s'agissait toutefois pas pour Clouscard de dégueuler sur « le désir » en soi (« désir » qu'il historicise justement dans le livre) et sur les avancées progressistes ou les revendications spécifiques, mais de montrer que celles-ci sont instrumentalisées, récupérées d'autant plus facilement qu'elles reposent sur des « identités naturelles » et particularistes susceptibles de s'éloigner à tout moment de la question des rapports de production et de l'exploitation, ces derniers restant centraux dans le modelage et donc aussi le bouleversement possible de toute société.
Pour compléter la lecture de ce livre et des autres ouvrages de Clouscard, republiés récemment chez Delga, il est fortement conseillé d'aller écouter l'émission des Chroniques rebelles autour du film, mise en ligne à l'adresse suivante...
... où les divers intervenants ne sont pas toujours d'accord entre eux, notamment sur la question écologique - et de visionner le DVD.
Après ces parties 1, 2 et 3, l'ouvrage plonge donc dans une analyse plus touffue et difficile dans laquelle l'auteur retourne selon ses propres termes les armes de Marx et de Freud contre le « freudo-marxisme » consacré, celui de Deleuze en particulier, qu'il décrit comme mondain, idéaliste, idéologique et... pré-fasciste, pour tenter de démontrer ainsi « le passage du néo-libéralisme au néo-fascisme. » (p. 144) Analyse à la fois énervée et très théorique, conceptuelle (voire embrouillée ?), que je ne m'aventurerai pas à tenter de résumer mais dont l'idée du passage du néo-libéralisme au néo-fascisme semble, à bien observer les évolutions politiques de l'époque que nous vivons, ne pas pouvoir être écartée dédaigneusement... En effet, la « libéralité » nouvelle de l'après-68 (le « capitalisme libéral-libertaire ») est bien, si l'on a suivi Clouscard, le produit d'un conflit interne à la bourgeoisie, classe au pouvoir qui n'a, par ailleurs, guère hésité dans les années 1930 à tenter une « solution » fasciste à la crise du capitalisme qui se déchaînait alors et suivait une période dite libérale. Comme dit Clouscard, cette classe avait ensuite, dès 1968 en France, mis en place un système qui promouvait la liberté dans la consommation en même temps que se réaffirmait l'oppression dans la production (et qu'on assistait à l'effacement médiatique de la réalité de cette production, lié il est vrai à une réelle désindustrialisation). Cette époque, dans laquelle nous baignons encore, fut également celle du début du chômage de masse et de la remise en cause de toutes les avancées sociales de l'après-guerre. Elle impose in fine à la bourgeoisie, pour se maintenir, l'usage d'une force de répression brutale ou plus feutrée à l'intérieur comme à l'extérieur des entreprises et envers toutes sortes de catégories de population prises comme boucs-émissaires, surtout quand les conditions de vie en voie de dégradation rapide mènent à des révoltes...
Laissons pour finir Clouscard résumer sa vision des choses : « L'authentique libération du désir sera tout d'abord la réappropriation par la classe ouvrière de sa production. » (p. 175)
YB