Pour ne pas se changer les idées...

Alors que l'on parle beaucoup de La peste de Camus, il existe d'autres textes intéressants pour qui ne souhaite pas penser à autre chose en temps de confinement...

On tousse dans l’appartement d’à côté. L’auteur tressaille. Correspondant allemand à Paris, il surmonte son horreur, rédige sa chronique et l’envoie à son journal. Cette fois-ci, il ne parlera que de l’épidémie, et s’excuse dans son texte de ce que celle-ci affecte son humeur et interrompt ses comptes rendus réguliers de l’actualité politique parisienne.

L’auteur en question est Heinrich Heine, coincé à Paris au moment où la ville est frappée d’une épidémie de choléra, en 1832. Poète avant d’être journaliste, sa plume brillante ne l’abandonne pas face à la catastrophe.Les pages qu’il consacre à cet épisode tragique, des émeutes des chiffonniers touchés dans le gagne-pain par les mesures d’hygiènes destinées à endiguer l’épidémie, jusqu’au ballet macabre des cercueils dans les embouteillages de corbillards aux abords du cimetière du Père Lachaise, portent la même force, sont teintées de la même finesse et empreintes de la même ironie qui alimente habituellement ses analyses et ses portraits politiques, et dont l’ensemble est regroupé dans le recueil De la France.

Analyses et portraits que l’on peut goûter que l’on connaisse ou non la période en question. Bien entendu, les passionné·es de la monarchie de Juillet et de la révolution de 1830 (non ? personne ?) y trouveront des documents historiques de premier intérêt. Mais indépendamment de leur valeur documentaire, personne ne saurait rester insensible à la prose incisive et décapante du poète allemand. Sans savoir précisément qui est Talleyrand, ou Casimir Périer, les portraits qu’on en lira n’en seront pas moins efficaces et drôles. Un modèle de journalisme politique et culturel.

Et si l’on ne se sent pas d’humeur à affronter les épisodes cholériques, Heine est retourné à Paris une décennie plus tard, pour remettre son talent au service du même journal, ses nouvelles chroniques étant cette fois publiée dans un recueil intitulé Lutecia. Précisons que dans les deux recueils, Heine a assuré lui-même la traduction française de ses textes.

Pour revenir à 1832, une traversée de cette année nous a été plus récemment proposée par l’historien Thomas Bouchet (actuellement en poste à l’Université de Lausanne), dans un livre tout à fait singulier, tant dans sa dimension littéraire que comme objet. Les éditions Anamosa ont en effet donné un emballage de toute beauté à cette espèce de docu-fiction littéraire, par lequel nous revivons l’année à travers les yeux de quatre femmes, de conditions sociales fort diverses, qui nous livrent différents points de vue sur la vie parisienne. On ne pourra s’empêcher de trouver un air de famille aux angoisses que fait naître le choléra dans le cœur d’Adélaïde, bourgeoise aisée qui épanche ses craintes dans ses lettres à une amie partie en province (avec qui elle cherche habituellement plutôt à tromper son ennuien parlant chocolat et en détaillant certaines affaires criminelles et certaines publicités parues dans La Gazette des tribunaux). Les remèdes farfelus proposés par des charlatans de tous poils y côtoient l’héroïsme de certains médecins n’hésitant pas à tenter de s’inoculer la maladie pour l’étudier sur eux-mêmes. Les fantasmes étranges et morbides que le choléra éveille chez Lucie, bonne soeur cloîtrée dans son couvent, sont plus dérangeants. Mais la mort n’est pas tout, et l’enthousiasme d’Émilie, fervente saint-simonienne et féministe, nous rappelle que le Paris de l’époque est également le foyer d’une agitation politique riche et du socialisme naissant. Quand aux mésaventures de Louise, une marchande de salades, elles nous montrent que l’État policier n’est pas en France d’invention récente.

Henri Heine, De la France, Paris : Gallimard, coll. Tel, 1994 (9782070736171)

Henri Heine, Lutèce : lettres sur la vie politique, artistique et sociale de la France, Paris : La fabrique, 2008 (9782913372849)

Thomas Bouchet, De colère et d’ennui. Chroniques de 1832, Paris : Anamosa, 2018 (9791095772378)

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