Psychotropiques - Jean-Loup Amselle
Jean-Loup Amselle, Psychotropiques. La fièvre de l'ayahuasca en forêt
Jean-Loup Amselle, Psychotropiques. La fièvre de l'ayahuasca en forêt amazonienne
Paris, Albin Michel, 2013, 226 pages, 32.20.Brisons tout de suite le suspense : non, J.-L. Amselle n'a pas pris d'ayahuasca - ce qui lui sera amèrement (sans jeu de mot) reproché par certains de ses enquêtés, disant bien le type d'"irrationalisme" qui règne dans ces esprits (sans jeu de mot), révélateurs d'un certain air du temps pour lequel la "communion", la "révélation" valent bien la science... Cela tombe bien : c'est précisément cet air du temps qui intéresse l'auteur en tant qu'objet plus général d'investigation.
Il montre que celui-ci est le produit d'une construction qui doit beaucoup aux productions théoriques de quelques intellectuels de renom : on retrouve Lévi-Strauss et l'"ultra-relativisme" de ses continuateurs, ceux que l'auteur nomme "perspectivistes" (Latour, Sahlins, Descola…), Derrida, Hadot, Foucault, Garfinkel et les ethnométhodologues… A des degrés divers ils ont participé à asseoir la pensée postmoderne ou à la radicaliser.Le "végétalisme" ou l'"espécisme" en sont des produits contemporains qui intéressent ici particulièrement Amselle. Ils rejoignent en l'occurrence les discours défendus sous couvert d'"authenticité" par les "promoteurs de l'ayahuasca" qui "dotent cette plante de propriétés anthropomorphiques et qui estiment qu'elle est capable de communiquer avec les humains et donc de les "diriger" ou de leur délivrer un enseignement". Ils alimentent en parallèle la crédulité contemporaine qui dote ce marché de consommateurs.
Amselle poursuit donc dans cette enquête sa critique de la "montée de l'irrationnel" entamée dans ses livres précédents. Il fait son métier d'anthropologue et s'intéresse aux agents sociaux, "entrepreneurs chamaniques" de l'Amazonie péruvienne et touristes, à leurs parcours, à leurs discours, à leurs pratiques et à leurs lieux. Les contradictions des "chamanes" ne manquent pas, semblant corroborer le mot de Godelier : "Il n'y a pas de foi sans mauvaise foi"...
Certains de ses collègues particulièrement fascinés n'hésitent quant à eux pas (sur l'exemple du trop fameux mais loin d'être unique Jérémy Narby, "anthropologue de formation qui est passé de l'"autre côté"") à se faire adeptes ou du moins à mélanger allégrement les genres (comme dans la publication dirigée par Gasarian et Baud, Des plantes psychotropes), au même titre que les "stars" occidentales (le cinéaste Jan Kounen, l'écrivain Vincent Ravalec, plus récemment l'écrivaine Amélie Nothomb, etc…) qui promeuvent cette expérience à destination du public : ce sont ceux que l'auteur nomme les "propagateurs de la foi chamanique" et qu'il intègre dans son enquête.
Amselle réfléchit dès le début à la signification sociale du phénomène de la "fièvre de l'ayahuasca". En un mot comme en cent : pour lui, la quête du soi qui se substitue avec ce type de constructions new age aux récits d'émancipation collective des Lumières et du marxisme, laissant l'individu seul et responsable de son sort (sans jeu de mot), "exposé de plein fouet aux mécanismes du marché", est le signe et le symptôme de l'aliénation capitaliste.YB