Souvenirs du futur

L’histoire de la science-fiction a déjà été maintes fois contée :

L’histoire de la science-fiction a déjà été maintes fois contée : cette culture que l’on suppose a priori relever spécifiquement de notre époque se diluerait en fait dans les confins de l’imaginaire humain, ou remonterait à l’Antiquité, ou encore prendrait racine dans un XIXe siècle industriel et industrieux. Or, cette histoire ou plutôt ces histoires brillent toutes par leur volonté d’éclaircissement mais elles pèchent également toutes par une orientation méthodologique partiale et souvent peu questionnée: elles offrent en effet pour la plupart un point de vue singulier sur la généalogie présumée des thèmes – ces thèmes qui sont en général au cœur de l’expérience que nous avons faite ou que nous faisons des films ou des romans de science-fiction ; les robots et les cyborgs contemporains trouveraient leur origine dans le motif classique de l’automate ou, plus anciennement encore, dans celui des servantes dorées d’Héphaïstos; le voyage vers des planètes éloignées proviendrait des voyages imaginaires du XVIIIe siècle de Jonathan Swift ou de Daniel Defoe, voire du rêve viatique de Lucien de Samosate dans son célèbre Veræ Historiæ (IIe siècle après Jésus-Christ).

Pour quiconque se penche sur ces questions de chronologie, il est aisé d’observer deux tendances distinctes : une tendance macroscopique et une tendance microscopique. Alors que la première, conquérante, inscrit la science-fiction dans une tradition qui ne peut être datée tant elle est consubstantielle à la créativité humaine, la seconde, plus modeste, évite les généralités pour se restreindre aux nuances, aux particularismes. L’une et l’autre de ces tendances ont évidemment leurs avantages et leurs inconvénients : la science-fiction serait un des modes fondamentaux du rapport de l’homme au monde dans la tendance macro, une forme historique – et, partant, restreinte – de ce rapport dans la tendance micro.
La Maison d’Ailleurs, musée de la science-fiction, de l’utopie et des voyages extraordinaires à Yverdon-les-Bains, est un lieu habituellement perçu comme un espace d’expositions : des artistes du monde entier s’y succèdent, les visiteurs en contemplent les œuvres, les collections muséales viennent soutenir le propos muséographique et esthétique. Pourtant, une des activités souterraines du musée – souterraine, mais en aucun cas marginale – est de réfléchir en permanence à ce qui pourra, par la suite, être présenté aux explorateurs de ce lieu. Cette activité, de nature scientifique, interroge constamment, d’une part, la nature de la science-fiction, de l’utopie et des voyages extraordinaires, et, d’autre part, la porosité qui semble qualifier cette même nature. Pour répondre à ces interrogations, nous avons la chance de pouvoir compter sur plus de 100 000 documents constituant nos collections et qui, pour une bonne partie d’entre eux, ont été rassemblés, inventoriés, étudiés par le fondateur de la Maison d’Ailleurs et auteur de l’Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction (1972) : Pierre Versins. L’apport de cet infatigable érudit ne saurait être réduit à son rôle de premier directeur du musée yverdonnois (de 1976 à 1981), puisque le cœur de ses idées – son véritable héritage intellectuel – bat toujours entre les murs des bureaux de recherche. Il est l’un des intellectuels ayant le plus contribué à penser la science-fiction, en particulier grâce à l’invention d’un outil destiné à comprendre la nature des genres dont nous nous occupons au musée et la porosité de leurs interrelations : cet outil s’appelle la « conjecture romanesque rationnelle» et il se définit comme l’exercice mental consistant à extrapoler rationnellement un état de fait actuel vers un autre état de fait, virtuel celui-ci. Les œuvres conjecturales regroupent donc des fictions distanciées, miroirs déformés par l’action de la conjecture, qui offrent à leurs destinataires une image autre du monde, de leurs semblables et eux-mêmes : l’Ailleurs n’est formé qu’en vue de l’Ici, la Fiction est un point de vue original sur le Réel.
Une autre force de l’outil conceptualisé par Versins est de conduire à préciser la nature du genre en fonction du type de conjectures mises en scène : les utopies s’originent dans des extrapolations sociopolitiques ou socio-économiques ; les inventions de couleurs techno-scientifiques délimitent quant à elles la science-fiction. Quant aux voyages imaginaires, non conjecturaux à proprement parler, ils forment le chaînon manquant entre les utopies et la science-fiction puisqu’ils intègrent la tradition séculaire des récits viatiques, mais en combinant cette dernière avec la nécessité moderne de justifier, rationnellement, le mode de déplacement dans l’espace : on ne s’envole plus sur la Lune ou sur Mars en rêve, mais sous l’égide de savoirs scientifiques nouveaux et à l’aide de dispositifs techniques ingénieux. Il est à ce stade aisé de comprendre comment, à partir de ces définitions a minima, les relations entre les genres peuvent être rendues plus intelligibles. Les œuvres de l’imaginaire humain reflètent en partie leur contexte historique, mais elles dialoguent également avec celles qui les ont précédées : les conjectures de la science-fiction, pour ne citer qu’elles, gagnent souvent en densité lorsqu’elles sont mises en parallèle, dans leurs effets ou leurs pertinences, avec celles des utopies classiques. Elles permettent en effet de rappeler – non par le discours théorique, mais par la mise en fiction – que derrière toute innovation technologique se cachent, le plus fréquemment, des espoirs utopiques qui, comme tout espoir de cette sorte, s’accompagnent des traits mis en lumière par… les utopies, justement ! Les fictions conjecturales, distanciées, viennent par conséquent exhiber, en s’appuyant sur une représentation d’univers alternatifs ou futurs, certaines des tendances esquissées par la réalité : elles sont les traces que notre actualité aurait laissées si elle s’était dirigée dans cette direction, elles évoquent les conséquences autant positives que négatives de nos projets et de nos progrès. Elles sont donc en quelque sorte des Souvenirs du Futur.
L’objectif de cet ouvrage n’est pas de proposer une histoire de la science-fiction ou d’étudier dans les détails les implications textuelles, filmiques, historiques de la conjecture de Versins. Il vise au contraire, par le biais d’une sélection iconographique rigoureuse, à mettre en valeur les collections de la Maison d’Ailleurs – leur diversité, leur richesse, leur beauté. Il allait cependant de soi que la réalisation d’un tel projet ne pouvait être menée à bien sans le choix d’un axe directeur, d’une logique ordonnatrice : la succession d’images peut être parlante, ici elle ne l’était pas. Pour donner du sens à ce silence, il était ainsi essentiel de proposer un discours général côtoyant les objets de nos collections – objets qui, dans un premier temps, furent regroupés par catégorie de supports (livres anciens, romans, bandes dessinées, films, etc.). L’établissement de ce discours a ensuite été confié à différents contributeurs qui devaient, chacun, proposer un point de vue historique et thématique singulier sur la sélection d’objets qui leur avait été attribuée : le talent des auteurs a produit de magnifiques essais, l’amitié et la stimulation qui ont irrigué la phase d’écriture leur ont permis d’accepter de « jouer le jeu » des multiples discussions que ces textes ont suscitées. Ces essais, le lecteur s’en apercevra tout de suite, sont de nature différente : certains sont plus ardus, d’autres plus universels, d’autres encore plus panoramiques. La raison de cette composition n’est pas à chercher dans une volonté d’obscurcissement, au contraire : il est parfois essentiel de passer par une abstraction minimale afin d’éviter les raccourcis trompeurs et les généralisations abusives. Au demeurant, il nous a semblé fondamental de présenter dans un seul ouvrage la palette de réflexions qu’il est possible d’amorcer aujourd’hui autour d’un imaginaire qui, sous bien des aspects, a souvent été traité avec condescendance. Le résultat, finalement, correspond en tout point à ce que nous attendions: les essais de cet ouvrage – suite d’instantanés, de plans de coupe dans le cheminement historique de l’imaginaire humain – permettent au lecteur de suivre un parcours original à travers les siècles et, par extension, de lui offrir les clés de compréhension des divers objets composant les collections de la Maison d’Ailleurs.
Ce livre se veut plus concrètement le reflet des diverses voies narratives ou esthétiques préconisées par les écrivains, les réalisateurs et les artistes au cours des siècles. C’est au reste pour cela que nous avons opté pour une logique de « module », c’est-à-dire pour l’association d’un article thématique (en pages claires) et d’un «zoom» (en pages sombres): le premier traite d’une partie spécifique de nos collections et le second, rédigé par l’équipe du musée (tout comme les deux introductions générales), vient compléter le propos de l’article principal par la mise en évidence d’un sujet inédit. C’est donc à un double niveau de dialogue que ce catalogue convie son lecteur : le dialogue entre un texte singulier et les documents qui en sont à l’origine; le dialogue entre un «zoom» et l’article qu’il complète. Il y a neuf essais, neuf zooms et, partant, dix-huit perspectives différentes sur une culture protéiforme et impossible à embrasser dans son intégralité. Les histoires ne peuvent en effet jamais être exhaustives et la nôtre, pas plus que celles qui l’ont précédée, ne remettra cette règle en question. Par contre, l’histoire par étapes racontée au cours de cet ouvrage est celle à laquelle nous rêvions sans jamais oser l’espérer, car, tout comme la Maison d’Ailleurs, elle s’appuie sur les collections pour rayonner et elle met en scène des Souvenirs du Futur qui, invariablement, parlent de nos réalités et à nos réalités.

Retour à la liste