Thomas Bouchet, "Utopie", Anamosa, coll. Le mot est faible, 2021

Nouvelle parution dans la collection « Le mot est faible » des éditions Anamosa, ce petit livre revient sur l’importance de maintenir en vie le mot Utopie.

Qu’est-ce que l’utopie ? Selon l’auteur, toute tentative de définition n’aurait pour effet que d’affaiblir, de tuer le mot. Ce n’est donc pas ce qu’il se propose de faire. L’utopie n’est certainement pas ce rêve naïf d’un monde qui n’existe pas et ne pourra jamais exister (utopie, le lieu de nulle part, selon une étymologie possible), et dont toute tentative de réalisation ne saurait tourner qu’au cauchemar totalitaire. Cette conception courante est bien celle que fuient les soi-disant socialistes à partir du XXe s., qui, à force de chercher à tout prix à être dans le camp des « réalistes », finissent par s’accommoder un peu trop de la réalité en place et par ne plus rien remettre en cause. Ce n’est pas non plus ce monde parfait, sans défaut, où chaque personne serait heureuse (utopie, le lieu du bonheur, selon une autre étymologie envisageable). Voilà alors des hôtels ou des salons de beauté vantant des séjours « utopiques » où tous nos désirs seraient satisfaits, quand il s’agit pas carrément de magasins de marques où tout l’environnement est consciemment pensé pour offrir un espace apaisant – anesthésiant – où, le cerveau éteint, on peut se laisser aller à consommer…

Si le mot a un sens, il se détermine sans doute avant tout négativement, contre le monde existant et ses rapports de pouvoir, d’oppression et d’exploitation : « Il se pourrait bien que l’utopie tienne sa force de sa charge critique. Elle s’élève contre l’autorité du ‘‘c’est ainsi’’, contre le ‘‘on sait cela mieux que toi’’, le ‘‘on sait quelle est ta place et on fera en sorte que tu y restes’’, le ‘‘on veut ton bien’’, le ‘‘laisse-nous faire’’. Elle débusque dans l’ordre en place ce qu’il faudrait accepter et qui pourtant fait violence. Face à la nécessité des choses, elle porte en elle l’énergie d’un anti-fatalisme. Ce qu’elle murmure ou crie, c’est tantôt : ‘‘là c’est trop’’ et tantôt ‘‘là c’est trop peu’’ – ou encore : ‘‘quelque chose manque’’. » (pp. 61-62)

C’est dans cet écart avec le monde existant que le mot est vivant. Cet écart peut être absolu, comme chez Fourier, dont la portée de l’œuvre tient sans doute moins aux détails de ses projets de phalanstère, que dans cette idée profonde : ce ne sont pas les humain-es et leurs passions qui sont inadapté-es au monde, c’est l’ordre social existant qui est incompatible avec l’expression libre et harmonieuse de ces passions. C’est là aussi que réside la force des lieux bien réels où l’on tente de s’inventer et de se construire un ailleurs et un demain, les ZAD, les occupations d’usines façon Lip en 1973, et tant d’autres. C’est là encore que se trouve l’intérêt de relire toute une tradition littéraire et politique de l’utopie, à la façon d’un Ernst Bloch, pour y déceler « ce qui dans le passé n’a pas été accompli, ce qui porte en soi la possibilité du non encore présent […], pour en extraire ce qui n’a pas eu voix au chapitre, ce que les vainqueurs ont défiguré, ce dont il ne reste que des traces. »

Cette compréhension du mot – l’écart à la fatalité du monde existant – est et restera toujours à l’abri des tentatives d’enfermement ou des récupérations commerciales.

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