Un désir démesuré d’amitié

En se fondant sur son expérience de femme lesbienne, Hélène Giannecchini dessine les contours d’un sentiment qui relève d’un choix au potentiel subversif encore insoupçonné.

Hélène Giannecchini, Un désir démesuré d’amitié, Seuil (La librairie du XXIe siècle), 267 pages

Le repas de famille idéal selon Hélène Giannecchini? Aux places d’honneur siègeraient face à face la théoricienne Monique Wittig et la poétesse Audre Lorde. Parmi les convives figureraient Virginia Woolf, Leslie Feinberg, Claude Cahun, Renée Vivien et d’autres icônes de la culture queer. Et des personnes moins connues ou anonymes découvertes à travers les archives. A cette famille choisie, cimentée par le partage de rêves et d’aspirations communes, l’autrice donne un nom: amitié.

Dans son nouvel essai, Un désir démesuré d’amitié, Hélène Giannecchini dessine les contours éthiques, politiques et pratiques de ce sentiment si fondamental dans son existence de femme lesbienne. L’amitié, comment la définir, comment la vivre? Elle est plus signifiante que les liens du sang, plus durable que le sentiment amoureux. Pourquoi faire tant de cas des ruptures amoureuses alors que la fin d’une amitié blesse davantage et ne cicatrise pas avec le temps? Et pourquoi devrait-on réserver au temps de l’enfance l’amitié ardente et exclusive, celle des matelas collés pour se chuchoter des confidences toutes la nuit dans une langue secrète? Et céder à l’âge adulte à l’injonction sociale de se consacrer à des occupations soi-disant plus sérieuses comme la vie familiale et professionnelle? En quoi l’amitié peut-elle être un outil déterminant au service de l’histoire qu’elle entend raconter, une histoire féministe, minoritaire et queer?

Par ce qu’elle désigne un nous, l’amitié contient en germe une puissance révolutionnaire. Saint-Just l’avait bien perçu, qui proposait que les citoyens rendent publique «tous les ans durant le mois de ventôse» la liste de leurs amis. Dans le prolongement de ces propos Hélène Giannecchini se demande comment serait un monde où l’amitié conférerait des droits. Où l’on pourrait par exemple librement choisir les personnes dont nous voulons faire nos héritières. Où l’on ne nous refuserait pas une visite dans un service d’urgences sous prétexte que nous ne sommes pas membres de la famille.

De nombreuses autres inspirations théoriques viennent, entre autres, de la lecture de Michel Foucault, de Roland Barthes, de la philosophe Donna Haraway, de l’anthropologue Kath Weston qui a, la première, défini la famille choisie dans son ouvrage Family We Choose : Lesbians, Gays, Kinship. Mais le propos d’Hélène Giannecchini n’est pas celui de s’en tenir à l’abstraction. Elle ne cesse de s’interroger sur comment mettre en pratique l’amitié telle qu’elle la conçoit. En se basant sur sa propre expérience. En essayant aussi d’imaginer des lieux de vie à partager avec les personnes avec qui l’on souhaite vivre ou vieillir.

Son ambition est aussi celle de documenter par son travail des existences anonymes, de leur donner une voix. «J’ai la conviction que la littérature peut se glisser dans ces silences, non pas pour y trouver des prétextes à fiction, mais pour réparer certains oublis». Au nom d’une «éthique de l’attention», elle entend «faire place aux détails, aux figurants, aux vies considérées comme mineures ou méprisables, aux personnes à l’arrière-plan des photos». Dans les archives institutionnelles ou militantes, comme les Lesbian Herstories Archives de Brooklyn ou la Gay Lesbian Bi and Trans (GLBT) Historical Society de San Francisco, elle a recueilli des textes et, surtout, des photographies dont certaines sont reproduites dans son livre.

Hélène Giannecchini est de formation historienne de la photographie et s’emploie à faire parler les images en suivant la recommandation de Monique Wittig: «Fais un effort pour te souvenir. Ou à défaut, invente». Ainsi de ce cliché représentant un couple d’hommes français durant la Seconde Guerre mondiale. Elle nous fait mesurer combien le fait de vivre ouvertement leur homosexualité et d’en laisser une trace photographique a pu représenter une transgression et un danger. Elle nous invite aussi à nous intéresser à une ombre projetée sur le bas de l’image. Elle appartient sans doute à la personne qui a tenu l’appareil et qui maîtrise l’art délicat et bienveillant de se tenir à la juste distance. En somme, «l’amie parfaite».

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