Clotilde Leguil, L’ère du toxique

Clotilde Leguil, *L’ère du toxique. Essai sur le nouveau malaise dans la civilisation*, PUF, 2023

Dans son nouvel essai, L’ère du toxique, la philosophe et psychanalyste Clotilde Leguil se demande de quoi le mot toxique, qui a fait une irruption péremptoire dans notre langue, est la métaphore ou le symptôme. Par glissements sémantiques successifs, il a acquis en ce début de XXIe siècle une signification radicalement nouvelle. Il renvoyait au XIXe siècle au monde des paradis artificiels, au XXe siècle au domaine de l’écologie, tandis qu’il réfère désormais au terrain du social et de l’intime.
Il désigne selon l’autrice une blessure procurée par l’autre au sens large. Le malaise, l’angoisse, mais aussi une étrange jouissance, inoculés en nous comme un poison. Et se rapproche en cela de son étymologie, puisque le toxikon grec comme le toxicum latin désignent le poison dont est enduite la pointe de la flèche employée à la chasse ou à la guerre.
Le toxique nous parle, poursuit-elle, d’une expérience subjective du mal dans une société où l’on ne croit plus à la notion de Bien. Sigmund Freud avait évoqué au début du XXe siècle un malaise dans la civilisation, mais le monde a depuis bien changé. Là où Freud voyait dans le surmoi une instance morale capable de réguler nos pulsions, l’injonction contemporaine au toujours plus a fait sauter toutes les limites.
Aucune limite, la libération de la parole déclenchée par le mouvement MeToo nous l’a tristement appris, aux appétits insatiables des abuseurs et violeurs. Aucun frein au dépassement de soi auquel l’employé est appelé dans le monde de l’entreprise : les techniques perverses du management qui conduisent tout un chacun à se fixer soi-même des objectifs, puis à s’auto-évaluer et pour finir à s’auto-dévaloriser, génèrent de graves pathologies et souffrances dans le monde du travail. Aucune retenue dans la parole à l’heure de la post-vérité et des fake news. Aucune limite enfin à la surexploitation des ressources naturelles d’une terre dévastée.
La littérature contemporaine, du Système Victoria d’Eric Reinhardt au Consentement de Vanessa Springora en passant par L’inceste de Christine Angot, accorde une large place à l’emprise et à l’abus, pointe avec justesse Clotilde Leguil. C’est pourtant deux classiques qu’elle analyse en profondeur pour étayer son raisonnement. Où trouver en effet une plus parfaite description que chez Flaubert, dans Madame Bovary, d’une dérive amoureuse vers l’inassouvissable ? A tel point que seul un poison plus fort encore est nécessaire à son héroïne pour mettre fin à son intoxication en même temps qu’à ses jours ? Et comment ne pas reconnaître dans Les désarrois de l’élève Törless de Robert Musil la description des mécanismes de l’empoisonnement ? Dans son internat, le jeune Törless est d’abord témoin indifférent, puis progressivement complice, des supplices et tortures infligés à un camarade. Et lorsque le malaise devient trop lourd, il réalise que ni son père qui ne veut rien entendre, ni l’institution qui rend possible de tels comportements, ne peuvent lui venir en aide.
On s’agace parfois de l’obsédante répétition du mot jouissance, tic de langage lacanien s’il en est, qu’on peut rencontrer jusqu’à dix fois par page, il n’en demeure pas moins que la démonstration de Clotilde Leguil est pertinente et convaincante. Mais, une fois aux prises avec le toxique, comment en sortir ? L’antidote, nous dit-elle, est à rechercher dans l’éthique. A travers une quête des limites capables de préserver intact le territoire du désir. Le désir qui, par ce qu’il implique une reconnaissance de l’altérité, appelle nécessairement à consentir à une limitation de nos pulsions. MD

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