Laurent Binet, Perspective(s)

Laurent Binet, *Perspective(s)*, Grasset, 2023

On sait depuis HHhH et La septième fonction du langage à quel point Laurent Binet excelle dans les fictions mettant en scène des personnages réels. Son nouveau livre, Perspective(s), se révèle à la hauteur de nos attentes : espiègle et divertissant, ce roman épistolaire dont l’action se situe à Florence en 1557 est un authentique bonheur de lecture.
Clin d’œil aux classiques et promesse de romanesque à foison, Binet recourt à l’artifice aussi charmant qu’efficace de la liasse de manuscrits retrouvée, par un certain B., dans l’ombre d’une boutique d’antiquaire d’Arezzo. Une nuit d’insomnie passée à les déchiffrer lui fait prendre conscience qu’un archiviste anonyme a en son temps rassemblé là des correspondances qui contiennent des révélations inouïes. Elles sont de la plume des grands artistes de l’époque et de leurs assistants, de la fine fleur de la noblesse, de religieuses et d’aventuriers, d’artisans et de courtisans. Elles permettent rien de moins que de faire la lumière sur la mort mystérieuse de Jacopo Pontormo.
Le peintre a été retrouvé assassiné, un ciseau de sculpteur enfoncé dans le cœur, dans la chapelle de San Lorenzo, là où il travaillait depuis des années dans le plus grand secret à des fresques monumentales. Qui plus est, on retrouve dans son logement une peinture représentant Vénus et Cupidon d’après un dessin de Michel-Ange. Promesse de scandale si la chose devait s’ébruiter, ce qui ne manquera évidemment pas de se produire, la déesse aux cuisses lascivement écartées a pour visage celui de Maria de Médicis, nièce de la reine de France Catherine de Médicis et fille aînée des ducs de Florence, promise en mariage au fils des seigneurs de Ferrare.
La cause de l’assassinat est-elle à rechercher du côté de la vie dissolue de Pontormo, sodomite notoire ? De ses convictions religieuses, soupçonné qu’il était de sympathies luthériennes ? En pleine Contre-Réforme, alors que l’Inquisition revient en force et que plane encore sur Florence l’ombre puritaine de Savonarole, ce ne sont pas des hypothèses à écarter. Faut-il plutôt la rechercher dans son travail artistique ? Les nus très réalistes des fresques de San Lorenzo ne correspondent guère à l’air du temps, au moment où à Rome on demande à Michel-Ange de rhabiller les siens à la chapelle Sixtine.
Le peintre Giorgio Vasari est chargé par le duc Cosimo de Médicis de mener l’enquête. En humaniste, il tentera de faire triompher la raison par les méthodes de la déduction. En courtisan désireux de complaire au duc, il se doit de rapidement parvenir à ses fins et de trouver, pour ne pas lui déplaire, une vérité compatible avec la raison d’État. Nous sommes dans la ville de Machiavel : intrigues et complots ne peuvent qu’abonder. Sur fond de rivalité entre les couronnes espagnole et française pour s’assurer la domination sur l’Italie, Catherine fomente le projet de faire dérober du palais du duc le tableau compromettant et obscène et trouve en Benvenuto Cellini, orfèvre, sculpteur, aventurier vantard et sympathique canaille, la personne idéale pour le mener à bien. Que le plan réussisse, que le tableau soit envoyé dans une ville rivale, et Cosimo sera tourné en ridicule, et ruinée l’alliance avec les ducs de Ferrare susceptible de le faire accéder au titre de roi de Toscane auquel il aspire.
Florence, Prato, Arezzo, Ferrare, Venise, Rome, Paris : pour autant qu’ils ne soient pas interceptés par les sbires du Bargello, la redoutable prison florentine, les courriers circulent à une vitesse à faire pâlir d’envie les postes d’aujourd’hui. L’action traverse l’Italie au galop comme dans un roman de Stendhal. Et comme chez ce dernier, les passions amoureuses ne seront pas en reste. Dans les lettres qu’elle échange avec la retorse Catherine de Médicis, la jeune Maria confesse naïvement les élans de son âme: plutôt mourir que s’unir au sinistre Alfonso d’Este à qui elle est promise au nom de l’alliance avec Ferrare. Elle rêve d’écouter son cœur et de s’enfuir avec un page qui lui a déclaré sa flamme pour rejoindre la cour de sa tante en France.
Comme dans Mon nom est rouge d’Orhan Pamuk dont Laurent Binet place une citation en exergue, les théories et débats de l’époque autour de la représentation jouent dans le livre un rôle capital. Et l’on verra que les enjeux ne se cantonnent pas au seul champ de l’esthétique. Au cœur de la bagarre en effet, une bonne intelligence des lois de la perspective peut littéralement sauver une vie: c’est en faisant trésor des enseignements du grand architecte Brunelleschi que Vasari, novice pourtant dans le maniement des armes, réussira un admirable et providentiel tir à l’arbalète. MD

Retour à la liste