Combattre, une anthropologie historique de la guerre moderne

Stéphane AUDOIN-ROUZEAUCombattre, une

Stéphane AUDOIN-ROUZEAUCombattre, une anthropologie historique de la guerre moderneSeuil, 2008

Stéphane Audoin-Rouzeau vient de publier un ouvrage des plus intéressant dans lequel il s'efforce d'élaborer une anthropologie de la guerre et plus précisément du combat. C'est toutefois la première partie de son ouvrage qui a retenu toute mon attention. Elle concerne le rapport que de nombreux fondateurs ou pionniers des sciences humaines et sociales ont tissé avec les conflits qui les ont accompagnés.

L'auteur initie sa réflexion par un constat somme toute assez banal : il lui semble que l'expérience du combat, si elle a fait l'objet de nombreux témoignages, n'a été que très peu approfondie par les sciences humaines et sociales. Audoin-Rouzeau se penche sur cet étrange silence et tente avec succès d'effectuer une histoire en creux, construite à partir des non-dits et des sous-entendus.
Avant d'élaborer une anthropologie du sujet combattant, le chercheur passe en revue quelques biographies de chercheurs et s'efforce de tisser des liens entre leur expérience au combat et le développement de leur pensée, leurs hypothèses, leurs recherches. Le résultat est surprenant. La plupart des sciences sociales se sont constituées à la fin du 19e et au cours du 20e siècle. Les acteurs qui les sous-tendent ont donc été fréquemment confrontés à la guerre et certains se sont même retrouvés enrôlés dans des unités combattantes. Pourtant rien de cela ne semble ressortir de leurs recherches. Les sciences sociales semblent régulièrement contourner la violence et le chercheur qui s'efforce d'en faire son objet d'étude a souvent droit au regard désapprobateur de ses pairs. Audoin-Rouzeau cite à ce propos un extrait de l'ouvrage de l'historien américain James Lucas qui écrit dans son ouvrage War on the Eastern Front, 1941-1945. The German Soldier in Russia: "Cette animosité mutuelle entre Soviétiques et Allemands a produit des deux côtés des actes d'une nature si atroce que je les ai délibérément exclu" (Stéphane Audoin-Rouzeau, p. 40).
L'un des cas les plus flagrants sinon même inquiétants de ces silences est celui du sociologue d'origine allemande Norbert Elias. Audoin-Rouzeau a passé en revue ses écrits, ses biographies et sa correspondance. Elias a traversé de nombreux conflits: engagé volontaire au cours de la 1ère Guerre mondiale, il a vécu ensuite les troubles de l'Allemagne d'après guerre et a fui la montée du nazisme en se réfugiant en Angleterre. Il émigre ensuite vers une Afrique en passe à la décolonisation. La traversée des turpitudes sanglantes du 20e siècle ne l'empêche pas d'élaborer progressivement une théorie de la "civilisation des moeurs", processus qui s'étale de la Renaissance à notre période contemporaine et qui s'emploie à développer une domestication toujours plus forte et importante de la violence. Nulle trace des désastres qu'a traversés le sociologue dans ses textes sinon quelques lignes vers la fin de sa vie qui semblent plutôt tenter de régler la question par un tour de passe-passe rhétorique.
Le cas de Marcel Mauss est lui aussi très intéressant, Engagé dans une unité en proximité avec la ligne de front, le neveu de Durkheim va surtout servir de traducteur auprès d'unités anglaises. Si, au sortir de la guerre, le sociologue accordera de l'attention à ce que le conflit a eu comme conséquences sur les jeunes chercheurs en sociologie, il n'y a, en revanche, aucune réflexion sur ce que le combat comme expérience aurait pu apporter ou modifier dans l'élaboration de sa pensée. On y trouve même une curieuse absence. Ainsi Mauss s'intéresse-t-il aux différentes armes des sociétés dites primitives qu'il s'agit de classer, répertorier, photographier. Il s'interroge sur leur fonction, leur symbolique, leur usage, leur propriétaire ainsi qu'aux tabous qui s'y rattachent. Il ne lui vient pas à l'idée d'effectuer une comparaison avec sa propre expérience. EN effet, Audoin-Rouzeau nous apprend que Mauss a toujours gardé non loin de lui son pistolet d'ordonnance et aurait même menacé de l'utiliser en 1942 si les Allemands avaient eu la mauvaise idée de sonner à sa porte. Autre exemple, le sociologue remarque que Français et Anglais ne possèdent pas les mêmes types de bêches, ainsi quand une division française une division anglaise ou vice-versa, ce sont des milliers de bêches et de pelles qu'il faut faire revenir depuis l'arrière, tant les manières de creuser la terre sont incompatibles et différentes en France et en Angleterre. Réflexion certes intéressante mais qui n'est pas exploitée par Mauss et qui ne dépasse pas le niveau de l'anecdote.
A leur décharge, il faut dire que la plupart des chercheurs cités par Audoin-Rouzeau ont été confrontés à des situations extrêmes. Nombreux sont ceux qui ont conscience de ne pouvoir conceptualiser ou même verbaliser leur expérience quotidienne de la guerre. En résumé, la longue période qui comprend les deux guerres mondiales est un moment clé, fondateur pour les sciences sociales qu'analyse Stéphane Audoin-Rouzeau dans la première partie de son ouvrage: la sociologie, l'histoire, l'anthropologie, la psychologie s'élaborent dans un contexte de guerre, de combats, qui ne semblent pourtant pas apparaître clairement dans les différentes disciplines.

Guillaume Henchoz

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