Jean-François Fayet, Karl Radek (1885-1939)

Jean-François Fayet, *Karl Radek (1885-1939). Une biographie politique*, Smolny, 2023

À l’approche du centenaire de la mort de Lénine, la révolution russe retrouve une petite actualité éditoriale, autour de la figure de son principal dirigeant. Outre les rééditions de biographies classiques (celle de Jean-Jacques Marie, notamment), des productions inédites commencent déjà à fleurir. On se réjouit de lire la biographie qu’Alexandre Sumpf a consacrée au révolutionnaire (Lénine, Flammarion, 2023). Le Que faire de Lénine ? de Guillaume Fondu (Éditions critiques, 2023) n’est pas dénué d’intérêt non plus, qui restitue les positions de Lénine dans les débats de son temps en donnant largement la parole aux autres protagonistes de ces discussions, tout en essayant de dégager la pertinence de certaines des questions soulevées pour les luttes actuelles. Les Éditions sociales annoncent par ailleurs pour 2024 quelques publications centrées sur le personnage (un Découvrir Lénine dans la collection « Les Propédeutiques » ainsi qu’une traduction de Lars Lih, Lénine. Une enquête historique).
C’est cependant par d’autres voies et sans considérations particulières de calendrier que le collectif d’édition Smolny ramène la révolution russe sur le devant de la scène. Tout d’abord en rééditant dans un format plus accessible une excellente biographie de Karl Radek, initialement parue en 2004.
Karl Radek. Ce nom n’évoque sans doute pas grand-chose à la plupart des gens. Pourtant, ce personnage relativement oublié n’avait rien d’un inconnu en son temps : semant la discorde au sein de la IIe Internationale, rallié aux bolcheviks lors de la révolution, figure diplomatique centrale de la jeune république soviétique, puis opposant finalement repenti à Staline, avant de disparaître dans les procès de Moscou. En s’attachant à cette figure ambiguë n’ayant laissé aucun héritage politique, c’est à un passionnant parcours dans les méandres de la gauche internationaliste que nous convie l’historien Jean-François Fayet, dans un ouvrage remarquablement documenté, très fouillé et toujours attentif aux nuances et aux complexités.
Issu de la communauté juive de la Galicie autrichienne, Radek débute sa carrière politique au sein de la social-démocratie polonaise, aux côtés des dirigeantxes du petit parti de Rosa Luxemburg. C’est toutefois avec l’Allemagne qu’il conservera un lien privilégié tout au long de sa vie, tentant de s’investir dans la vie du plus grand parti socialiste d’Europe de l’époque. Il se situera toujours à gauche dans les débats théoriques qui déchirent le mouvement, de la querelle du révisionnisme jusqu’au soutien du parti à l’effort de guerre en 1914, et se montre un agitateur et un animateur fougueux des cercles radicaux au sein du parti. Pourtant, le destin de Radek dans ces sphères ne dépendra pas que des questions strictement politiques, mais tiendra aussi à des animosités personnelles. Souligner celles-ci ne relève pas du simple goût de l’anecdote de la part du biographe. En effet, l’un des intérêts de ce chapitre est de montrer comment peuvent s’articuler les coups joués dans la lutte politique pour les grands principes avec les règlements de comptes de la plus basse espèce. Car ces antipathies personnelles entre personnalités de la gauche profitent à la direction du parti, qui les instrumentalise pour marginaliser institutionnellement l’aile gauche.
La guerre puis la révolution russe rapprochent Radek des bolcheviks, dont il sera un des émissaires à l’étranger. Toutes les difficultés rencontrées par le pouvoir bolchevique pour mettre un terme à la guerre sont mises en lumière par les débats acharnés que suscite la question de la paix. En effet, les bolcheviks ont accédé au pouvoir sur la promesse d’imposer une paix démocratique et sans annexion. Face au refus de la France et de l’Angleterre de s’asseoir à la table des négociations, des tensions se font jour au sein du pouvoir soviétique sur l’opportunité de signer une paix séparée avec l’Allemagne. Radek rejoint alors l’opposition de gauche qui rejette une telle paix, dont la nécessité est clamée par Lénine, qui l’emporte finalement. La guerre n’est cependant pas le seul enjeu sur lequel se divise le nouveau régime, la question du contrôle de l’économie occupant une place majeure, et Lénine affronte sur ce terrain également une forte opposition sur sa gauche.
En analysant toutes ces controverses, Fayet porte un regard lucide sur le bolchevisme et ses destinées ultérieures. C’est ici que se situe à mon sens la plus grande qualité de cet ouvrage. Il rend compte de la force d’attraction de la révolution russe sur la gauche radicale occidentale, prise entre l’espoir et l’admiration pour un prolétariat triomphant d’une part, et des réserves, voire des craintes, quant aux méthodes employées, d’autre part. Méthodes que toutefois d’aucunxes admettaient, à des degrés variables, compte tenu de la situation du pays, totalement ravagé politiquement et économiquement par la guerre. Viendra plus tard le temps des désillusions (ou non), sur fond de mise en œuvre par le régime d’une propagande de plus en plus déconnectée de la réalité pour le paradis socialiste.
Stalinisation, bien entendu. L’historien toutefois ne s’en tient pas là, et porte son regard sur les glissements autoritaires du bolchevisme dès les premières années de la révolution. Il refuse de voir dans le stalinisme une conséquence inévitable du bolchevisme, comme inscrite dans son essence même ; il le considère bien plutôt comme une de ses évolutions possibles parmi d’autres, dont aucune n’était tracée d’avance. Sans rechercher des signes avant-coureurs, il se montre attentif aux décisions qui poussent le parti et la révolution sur une voie plutôt qu’une autre. Dès les premières divergences importantes, la gestion des oppositions internes instaure des mécaniques favorisant la bureaucratisation. Et c’est surtout à ces mécaniques institutionnelles que Fayet impute les dérives du régime, bien plus qu’à la personnalité de Lénine ou plus tard de Staline. Mécaniques qui se mettent en place progressivement, au fil des crises qu’il faut gérer, et non selon un plan établi d’avance pour imposer une dictature totalitaire. On ne peut nier que le stalinisme marque un changement de nature profond par rapport au pouvoir bolchevique des origines. Mais il ne surgit pas d’un coup, et c’est à sa mise en place progressive que l’on assiste.
On retrouve des analyses similaires au sujet de la IIIe Internationale, fondée en 1919 sur des bases communistes, et au sein de laquelle Radek jouera un rôle central. On suit à travers lui la naissance tumultueuse du parti communiste allemand, puis à sa mise sous tutelle par l’Internationale communiste, qui se bolchevise rapidement. Là encore, avant même la stalinisation, des mécaniques délétères de gestion des oppositions se mettent en place. L’internationale communiste nous amène également à nous intéresser à la naissance du communisme italien ou chinois, et aux potentialités qu’y voit le régime soviétique.
En Russie même, les luttes pour la succession de Lénine donnent lieu à des alliances de circonstances qui fragilisent les oppositions et dont Staline saura tirer parti. C’est dans le détail que l’on assiste à la marginalisation de Trotsky, à la montée en puissance de l’appareil du parti, à l’étouffement de la démocratie interne et de l’avènement de Staline. Radek empruntera un chemin sinueux parmi les oppositions multiples et parfois désunies à Staline. Au-delà de la question de la démocratie au sein du parti, les grandes orientations économiques sont aussi un facteur de tension majeur. L’abandon de la NEP et la collectivisation à l’orée des années 1930 donnent à certainxes l’impression que le régime reprend une voie « de gauche » et acceptent donc de capituler face à Staline. C’est ce que finira par faire Radek lui aussi, pour devenir un conseiller personnel de Staline. Il mettra alors sa plume assassine au service du dénigrement systématique des oppositions, et contribuera à mettre en place les conditions du succès des procès de Moscou… dont il sera finalement lui-même une victime. Car s’être rallié à Staline, même précocement, n’aura pas sauvé grand monde, sous le règne de l’arbitraire le plus complet.
Au total, cette biographie, autant par le choix du sujet que par son traitement, est en réalité une véritable histoire – certes, située - du socialisme puis du communisme international, revisitant les grands moments et les enjeux ayant structuré ces mouvements avec une richesse de détails et de nuances. Il s’agit indubitablement d’une lecture indispensable pour quiconque s’intéresse au sujet du communisme. FV

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