Nikolaï Soukhanov, Carnets de la révolution russe
Nikolaï Soukhanov, *Carnets de la révolution russe*, t.1 : *La victoire était entre nos mains* et t. 2 : *Au milieu du feu et de la poudre*, Smolny, 2023
Toujours dans le contexte de la révolution russe, c’est cette fois d’une source majeure pour l’historiographie de l’événement qu’il s’agit. Nikolaï Soukhanov, militant clandestin, socialiste internationaliste, sans attache partisane, intellectuellement proche du menchevik Martov, est à Saint-Pétersbourg lorsqu’éclate la révolution en février 1917. Il va très rapidement rencontrer les personnalités dirigeantes du socialisme ainsi que de la bourgeoisie, qui prennent en main les événements. La création d’un gouvernement provisoire, incarnation de la bourgeoisie, d’un côté, et d’un soviet des députés ouvriers et soldats, représentant le camp de la démocratie, de l’autre, crée une situation politique inédite et tendue. Soukhanov va se lancer à corps perdu dans cette lutte au sommet de la « haute politique », dans le camp de « la démocratie » (c’est-à-dire des classes travailleuses) contre les dérives bourgeoises que connaît rapidement la révolution. Fasciné par les bolcheviks dont la force va croissant depuis le retour de Lénine en avril, poussé vers eux par les trahisons des socialistes modérés, mais ne pouvant jamais se résoudre à les suivre vraiment, il se tient autant à gauche qu’on pouvait l’être sans être bolchevik.
La traversée des événements de février à octobre 1917 que nous propose Soukhanov, fruit de ses souvenirs, rédigés entre 1918 et 1921, revêt de nombreux intérêts. Le premier est factuel. Il a été témoin de nombreux événements importants qui n’ont parfois pas laissé d’autres traces que ce qu’il en raconte ici. Ces souvenirs constituent un document fondamental pour touxtes les historienxnes de la révolution russe. Le second tient à son positionnement politique particulier. Ces volumes (sept dans l’édition d’origine) sont rédigés et publiés quelques années après les événements, alors que la guerre civile fait rage en Russie et que le pouvoir est tenu d’une main de fer, mais avant le règne de Staline. L’auteur a encore la possibilité de s’exprimer sans auto-censure et il ne s’en prive pas. Il ne retient pas ses coups ni surtout son ironie contre les bolcheviks. Enfin, l’une des qualités principales de ce texte est sa qualité littéraire. Portéxe par la plume alerte de l’auteur et son style féroce et plein d’humour, on est prisxe dans le rythme des événements, tantôt emportéxe dans le souffle insurrectionnel dans le moments de crise, tantôt agacéxe et révoltéxe par les interminables séances où sont bradées les conquêtes et les perspectives révolutionnaires par des bureaucrates bourgeois aux tendances dictatoriales, tantôt vibrant dans l’attente anxieuse du dénouement d’un imbroglio politique… On se plonge dans ces 1600 pages comme dans un grand roman politique.
On saluera par ailleurs le travail des éditions Smolny, qui ont tenu a agrémenter l’ouvrage de nombreuses illustrations d’époque, permettant de mettre des visages sur les nombreux personnages qu’on rencontre au fil des pages, ainsi que de voir les foules en mouvement dans les rues de la capitale, ou encore les séances bondées des assemblées révolutionnaires. Les documents placés en annexe fournissent également d’intéressants compléments. On y trouve les réactions et appréciations de Lénine et de Trotsky aux Carnets de Soukhanov, notamment. Y figure également une brève esquisse autobiographique, dont les dernières lignes sont glaçantes et montrent l’étouffement progressif de la vie politique du pays, tout en laissant préfigurer le destin tragique de l’auteur. On lira également la postface rédigée par Guillaume Fondu et Éric Sévault, qui propose une mise en perspective historique et politique du texte particulièrement pertinente. FV