Kirstin Innes, Reine d’un jour
Kirstin Innes, *Reine d’un jour*, Métailié, 2023
Dans Reine d’un jour, son premier roman à être traduit en français, l’écrivaine et journaliste écossaise Kirstin Innes invente un personnage inoubliable, excessif, irrésistiblement magnétique : Cliodhna Campbell, dite Clio. Le roman s’ouvre par son suicide en 2018, dans la solitude d’une carafe de vodka et d’un monticule de comprimés pilés. En 1990 sa carrière artistique a connu une gloire aussi instantanée qu’éphémère grâce à un premier morceau enregistré, Rise up, immédiatement classé parmi les meilleures ventes. Flamboyante crinière rousse et t-shirt moulant arborant le slogan can’t pay, won’t pay, la gamine effrontée marque les esprits lors de son passage à la mythique émission télévisée Top of the Pops. Elle refuse de chanter en playback, prend à partie le public, incite les téléspectateurs à la révolte. Le pays est alors profondément secoué par les mobilisations anti poll tax, qui finiront par coûter son siège de premier ministre à Margaret Thatcher, et les paroles de la chanson de Clio Campbell – Rise up. People gotta rise up – deviennent l’hymne de ralliement des manifestants. En décrivant la trajectoire incandescente de Clio Campbell, entre glamour assumé et activisme politique tous azimuts, Kirstin Innes nous invite aussi à une passionnante traversée d’une trentaine d’années de l’histoire britannique récente.
La narration adopte successivement le point de vue d’une multiplicité de témoins. Ses parents : une mère descendante de générations de gueules noires de la mine ; pour père, un barde écumant les pubs et les festivals en chantant le patrimoine folklorique, en faisant vibrer la voix du grand poète écossais du XVIIIe siècle, Robert Burns. Donald, son parrain violoneux. Neil, le journaliste musical. Ses amies du squat de Brixton, le quartier jamaïcain du Sud de Londres. Sammi, fille black du quartier et activiste féministe. La Grecque Xanthe en rupture avec son milieu. Son petit ami d’origine pakistanaise Hamza, future star du flow. Amants, amis, compagnons de route, de lutte ou de défonce, musiciens, autant de voix discordantes pour proposer de Clio un portrait kaléidoscopique, tout en contrastes. Est-elle en définitive une infatigable militante féministe ? Une éternelle rebelle, ardente défenseuse des droits des petites gens ? Fidèle jusqu’au bout à ses origines populaires du Nord de l’Écosse ? Cohérente malgré tout dans le chaos de son parcours ? Son goût des paillettes et du maquillage rend-il hommage à l’habitude très Working class de sa mère de se mettre sur son trente-et-un pour le bal du samedi soir ? A-t-elle planifié son suicide comme un acte politique ultime, unique chance pour une femme de faire entendre sa voix dans un débat public monopolisé par les hommes, alors que la société « fonce tête baissée vers le fascisme » ? Est-elle un modèle inspirant pour d’autres jeunes artistes ? Une adolescente attardée, immature et irresponsable ? La lucidité incarnée sur ce que l’avenir lui aurait réservé si elle s’était pliée à ce que l’industrie de la musique lui proposait comme avenir ? Des chansons édulcorées. Épouse et mère des enfants d’un producteur qui l’aurait délaissée pour des maîtresses plus jeunes une fois que les kilos des grossesses l’auraient rendue moins désirable. Ne serait-elle pas plutôt une mythomane paranoïaque ? Une opportuniste abusant sans vergogne de son charisme, de sa voix enchanteresse, de son pouvoir de séduction pour parvenir à ses fins en se servant des autres ? Disparaissant à sa guise sans donner signe de vie. Déboulant à l’improviste, imbibée, sans le sou, au fond du trou, ou au sommet de l’exaltation pour la Grande Cause du moment. Car elle les aura toutes embrassées, les causes et les luttes, des manifs anti poll tax à la campagne pour ou contre le Brexit. Elle a expérimenté les communautés et rêvé d’une autre manière de vivre et travailler ensemble dans le squat de Brixton. Elle a été portée par la vague altermondialiste en prenant part aux manifestations qui s’opposent au Sommet du G8 à Gênes en 2001. Pour défendre l’idée de l’indépendance écossaise elle remonte sur scène sur les places des grandes villes, reprend la route des salles des fêtes des villages comme à l’époque du virage folk de sa carrière, qui n’avait laissé en souvenir que deux albums ridiculisés par la critique.
Le roman de Kirstin Innes est à l’image de son personnage : intense, virevoltant, et fonce à fond la caisse. Elle parvient à donner à une pure créature de fiction tant de crédibilité que l’on se surprendra, en cours de lecture, à vouloir se précipiter chez Obsession pour s’assurer que non, il n’y a vraiment pas de disques de Clio Campbell. MD