Arno Camenisch, "La dernière neige", Quidam éditeur, 2021, 22.10 CHF
Le nouveau bulletin de Noël est arrivé!
Le Grison Arno Camenisch écrit des livres dans un allemand truffé de romanche sursilvan et d’italien. En traductrice virtuose, Camille Luscher invente une langue apte à restituer avec justesse l’oralité allègre, l’univers poétique et loufoque de l’auteur.
Le cadre de La dernière neige réalise la parfaite unité de lieu : le départ d’un tire-fesses d’un petit village des Grisons, avec sa cabane miniature et son parasol Sinalco. On y assiste aux dialogues cocasses d’un remarquable duo de clowns métaphysiques qui, fidèle à une longue tradition de binômes littéraires allant de don Quichotte et Sancho Panza aux béckettiens Estragon et Vladimir, en passant par Bouvard et Pécuchet, ne cesse de deviser sans fin. Paul, veste de ski bleue de moniteur de ski, bonnet, intarissable bavard. Georg, anorak rouge portant logo des remontées mécaniques, casquette, taiseux obsédé par le règlement, plutôt porté sur l’onomatopée et la formule définitive. Ils ne sont pas peu fiers de leur choli tire-fesses.
Les chutes de neige sont devenues rares. Plus rares encore les clients. Qu’importe ! les journées sont somme toute bien remplies. Georg classe et reclasse par couleur les forfaits journaliers, vérifie la caisse, cherche ses allumettes, son taille-crayon, compte les arbalètes car, on ne se sait jamais, « les pignoufs du village voisin » sont toujours prêts à leur jouer un mauvais tour. Paul saisit au vol le moindre prétexte pour se lancer dans de longues digressions. Il évoque toute une geste de personnages hauts en couleur.
Il y a les exercices de sécurité, les contrôles techniques, les règles à faire respecter. Et si quelqu’un s’avise de « faire le bobet », il en paiera les consequenzas et se retrouvera sur la liste noire. Le travail n’étant pas tout, des parties de yass, de nombreuses victuailles et quelques bouteilles de vin apportent un peu d’agrément aux pauses bien méritées. Les tâches sont en réalité si nombreuses qu’un « moussaillon » serait le bienvenu, histoire de les décharger quelque peu tout en préparant la relève. Oui, mais quelle relève, à quoi bon, alors que « le beau glacier il sera loin, furtibus, pour toujours et à jamais disparu le grand réservoir, et tout ce qu’il nous restera ce sera tout au plus de raconter comment c’était avant » ?
Avec son bons sens coutumier, Georg rassure : « après le brouillard, la plupart du temps y a éclaircie ». Le ton reste joyeux, les situations drolatiques, mais le récit se teinte progressivement de mélancolie. Par-delà la neige que le ciel ne dispense plus avec la même générosité, et dont la progressive disparition menace leur profession, nos sentinelles alpestres assistent impuissantes à la fin de leur monde. Le village a, en effet, au cours des dernières années vu son bureau de poste, son friseur, son café et son épicerie fermer. La vérité était autrefois une et indiscutable, incarnée par l’autorité du curé, du maître d’école. Mais aujourd’hui « de Piönyang à la grande Russe et jusqu’à la Merica, tu as partout un gugusse qui prétend quèqu’chose ». La jeunesse, enfin, est bardée de diplômes, ne tient plus en place, est à ce point obsédée par l’idée de réussir sa vie qu’elle en devient « frappadingue ». À Georg le lapidaire les mots de la fin: « Vivre, ça veut dire perdre ». MD