Pour une égalité de traitement
Pendant de longues années, les diffuseurs-distributeurs romands ont
Pendant de longues années, les diffuseurs-distributeurs romands ont accepté d’accorder des remises mirobolantes à des grands magasins qui vendaient, entre autres choses, des livres, ainsi qu’à des (chaînes de) librairies assez grosses pour être en mesure d’en exiger de semblables. Ce n’était toutefois pas assez, semble-t-il, pour ces géants du commerce de détail, puisque plusieurs d’entre eux ont pris la décision d’abandonner en route leurs « partenaires » distributeurs suisses pour se fournir directement en France afin, promirent-ils au « consommateur », de réduire les prix. On se souvient de l’agitation ayant suivi la chute du cours de l’euro à l’été 2011, puis du refus par le peuple de la Loi sur le prix unique du livre. Plus que de régler les problèmes, cette agitation médiatique faite au nom du Consommateur a surtout servi aux grandes surfaces (et aux librairies qui leur ressemblent) à légitimer leur fuite sans se soucier des conséquences sur le Travailleur (l’un de ces grands magasins représentait par exemple à lui seul environ quinze pour cent du chiffre d’affaire de l’un des gros distributeurs romands).
Au nom du consommateur, donc… on a comme résultat – indissociablement idéologique et pratique - ce qui est décrit dans le livre de Rick Fantasia et Kim Voss, Des syndicats domestiqués. Répression patronale et résistance syndicale aux Etats-Unis, Paris, Raisons d’agir, 2003, pp. 34-37:
« La disparition du travailleur
(…) Il n’est sans doute pas exagéré de dire que la plupart des Américains s’intéressent aussi peu que les non-Américains à l’organisation du travail dans leur propre pays en tant que système, processus et facteur de cohésion sociale. On peut réellement considérer cela comme une mesure du succès du projet social néolibéral, lequel suppose en fin de compte la disparition symbolique et virtuelle du Travailleur, et, simultanément, l’avènement, lui aussi symbolique, du Consommateur, qui a fini par devenir le sujet et l’objet suprêmes de la pratique économique. Autrement dit, le Travailleur (un acteur social dont les intérêts étaient autrefois identifiables et reconnaissables à travers toute une série de constructions institutionnelles) s’est vu graduellement "éliminé" de l’imaginaire social et remplacé par la figure de plus en plus visible du "Consommateur" (au nom duquel une immense quantité de régulations économiques traditionnelles ont été méthodiquement détruites).
Ce glissement s’est exprimé, d’un côté, par une inflation croissante des droits sociaux accordés au Consommateur (la "liberté" de choisir, d’obtenir un crédit, d’acheter tous les jours, à toute heure du jour ou de la nuit, de pouvoir être livré chez soi, sans délai, et de se voir généralement accorder ce que les non-Américains considèrent comme un degré absurde et inutile de "facilités d’achat" à tous les stades de la vente au détail). D’un autre côté, cela s’est opéré à travers la dissolution systématique des droits du Travailleur (augmentation de la dépendance, baisse des salaires, surcharge de travail, heures supplémentaires obligatoires, surveillance au travail, manque de couverture sociale systématique, antisyndicalisme du patronat, etc.)
(…) On connaît le refrain habituel selon lequel "les travailleurs sont également des consommateurs" : les Américains bénéficieraient donc de la culture de consommation de masse (…). Bien que les travailleurs américains puissent évidemment acheter des biens bon marché, on attend d’eux qu’ils ne cessent de désirer des biens toujours moins chers (fabriqués par une main d’œuvre elle aussi toujours moins chère) afin de "compenser" un quart de siècle de stagnation salariale, les obligeant ainsi à agir en consommateurs, c’est-à-dire directement à l’encontre de leurs intérêts collectifs en tant que travailleurs, au lieu de recevoir des salaires équitables qui leur permettraient de payer à leur juste prix des objets manufacturés et des services. » (Dernier paragraphe souligné par B !)
En Suisse romande, suite aux lâchages (au nom du Consommateur, donc) par la Fnac et la Migros (en cours) des distributeurs dont ils exigeaient auparavant des marges à faire baver d’envie Goldman Sachs, plusieurs licenciements ou non-remplacements de départs ont eu récemment lieu chez ces derniers : neuf chez l’Office du livre (OLF), cinq chez Servidis, un chez Diffulivre - et ce n’est probablement qu’un début (on attend de voir si Payot participera au lâchage, comme il a annoncé qu'il le souhaitait). Avec pour conséquence, outre le chômage ou d’autres formes de précarité pour ces salariés jetables, un manque chronique de personnel, colmaté par un recours accru aux temps partiels et autres intérimaires non qualifiés, manque dont nous avons notamment fait les frais durant la rentrée avec quelques délais allongés d’autant pour certaines commandes, les employés de la distribution, débordés, ne sachant plus où donner de la tête.
Mais revenons-en aux marges. Ne serait-il pas temps pour les petites librairies indépendantes, au vu de la bouffonnerie tragi-comique de ce système de libre-concurrence dont les résultats sautent ainsi aux yeux, d’exiger l’égalité de conditions entre les gros et les petits acteurs ? Les prix seraient d’ailleurs moins chers si les fournisseurs ne devaient pas céder du 50 %[1] à La Poste, qui vend aussi des pommeaux de douche… et des timbres. Et, surtout, les petites librairies pourraient ainsi tenir la route et continuer de proposer autre chose que le dernier best-seller d’ésotérisme, de « littérature » - ou d’un mélange des deux…
Pour illustrer très simplement la différence (le gouffre) entre les remises accordées aux librairies selon leur poids économique, nous présentons en fichiers joints deux factures : la première, que avons eu la chance de recevoir par erreur dans un carton qui aurait dû être livré à Buch und Bohne (nom d’emprunt désignant une grosse chaîne suisse-alémanique), peut ainsi être comparée à notre propre facture pour les mêmes livres commandés peu de temps après. Régalez-vous les yeux, cliquez pour voir:
Chaîne de librairie
Basta
Autre comparaison, également permise par une erreur de livraison. Cette fois, le carton aurait dû arriver dans une grande librairie du centre-ville :
Chaîne de librairie
Basta
Alors, à quand l’égalité de traitement ? Certes, de nos jours cette valeur n’est pas très courue… En France, toutefois, en vertu d’une loi, la remise accordée ne dépend pas uniquement du volume de commandes mais intègre également un critère qualitatif. Nous proposerions quant à nous volontiers un système dans lequel la différence de points de remise ne pourrait jamais excéder, disons, 3 à 5. Actuellement, elle avoisine les 12 % du prix de vente pour la collection folio chez Gallimard entre une grande chaîne de librairies romandes et Basta ! Notre librairie s’était même vu, en octobre 2011, réduire celle-ci de deux points par le représentant de ce « défenseur de l’indépendance éditoriale »[2] (et donc des librairies indépendantes !) parce que nous ne souhaitions plus recevoir automatiquement dans les cartons de nouveautés certains ouvrages ratés, inintéressants et/ou à orientation idéologique émético-droitière diffusés par ce groupe, héritage d’un ancien accord (« grille d'office ») avec nos prédécesseurs. Le volume de commandes n’était nullement en cause, puisque celui-ci n’avait en rien baissé, mais simplement le refus de soumission du faible envers le puissant... (Ajout du 22.11.12 : après réclamation, ledit représentant vient de nous remonter la remise au niveau antérieur, et nous octroie une surremise compensatoire de 2 points sur les éd. Gallimard... tout en prétendant avoir fait une "erreur" lors de la baisse de 2011. Nous nous souvenons pourtant bien de ses paroles : "Je serai intraitable sur la remise."... Et l'écart reste considérable par rapport aux grands magasins..)
[1] Chiffre formulé au hasard mais sans doute pas loin de la vérité.
[2] Lire, à ce sujet, le livre de Thierry Discepolo, La trahison des éditeurs, Marseille, Agone, 2011.