"Alors c’est bien" par Clémentine Mélois
Clémentine Mélois, Alors c’est bien, Gallimard (coll. l’arbalète), 2024
Chez les Mélois, famille d’artistes, on meurt comme on a vécu : dans un élan de créativité chorale, joyeuse et un brin bordélique. Dans Alors c’est bien, Clémentine Mélois fait le récit des derniers jours de la vie de son père Bernard et en propose un portrait intime et ému. Pour s’emparer d’un sujet aussi grave, l’autrice, qui est aussi plasticienne et membre de l’Oulipo, ne se départit pas de ce qui fait la marque de fabrique de ses livres, une écriture pétillante, décalée et drôle. On aura souvent les yeux embués, autant qu’on éclatera de rire, en lisant ce livre.
« C’est là que nous avons vécu ». Une ferme en ruine à la lisière de la forêt, acquise avec son épouse Michèle en 1971 et retapée par Bernard, bricoleur de génie. Il a passé là depuis toutes ses journées, au fond du chaos organisé de son atelier, à l’écart des vernissages et des mondanités, entouré d’une gerbe d’étincelles, à souder ses sculptures en chantonnant – faux – Petite fleur. L’œuvre de Bernard Mélois était « fille des Trente glorieuses », puisque son matériau de prédilection était la tôle émaillée provenant des brocs, bassines, cafetières et autres objets en émail dont tout le monde se débarrassait : il n’y avait qu’à se servir parmi les rebuts. Clémentine Mélois conserve des virées en famille en Méhari, à écumer les décharges publiques, une « madeleine olfactive » composée d’un « délicieux mélange de plastique brûlé et de charogne ».
Au moment où il devient clair que le cancer de Bernard est désormais incurable et le condamne à court terme, l’autrice et ses sœurs reviennent à la maison pour entourer leur père et leur mère. Et retrouver intact le décor de leur enfance. Dans l’atelier comme dans la maison, qui possèdent le charme rassurant des choses immuables, absolument rien n’a changé. Tout aussi inaltérable est l’amour qui unit Michèle et Bernard. Depuis qu’ils se sont rencontrés à Nancy en 1962, lui étudiant aux Beaux-Arts, elle en lettres, ils ne se sont plus jamais quittés. « I love my shell », proclament plusieurs œuvres de Bernard, ainsi que son t-shirt préféré.
Bien que fondamentalement adepte de la joie et inapte au malheur, Bernard Mélois a toujours pris la mort en considération. Ainsi avait-il eu soin d’acheter, imité de quelques amis, une concession dans un petit cimetière au milieu des champs – son « cimetière marin », aimait dire ce grand amateur de Paul Valéry – où ils pourraient reposer ensemble. Il a dessiné les plans du caveau, et installé une rampe-carillon qui joue l’air du dies iræ. Au temps de l’enfance, lorsque le chat tuait un oiseau, il lui fabriquait un petit cercueil que les sœurs en procession partaient enterrer au fond du jardin. « Ci-gît Piou Piou », y avait un jour inscrit au pyrograveur la petite Clémentine.
Les jours qui restent à vivre ensemble sont comptés. Il faut que l’enterrement soit grandiose et parfait, et la famille entière, assistée des voisins et des amis, s’y consacre à corps perdu. Pour ne pas être submergée par l’émotion, Clémentine Mélois se pare d’une armure d’hyperactivité perfectionniste. Ce sera « un enterrement de pharaon ». Il y aura dans le cercueil, capitonné par Michèle et peint en bleu par sa fille, le vieux chalumeau, la baguette de soudeur, une galette bretonne et quantité de petites babioles familières. « Il faut que je raconte cette histoire tant qu’il me reste de la peinture bleue sur les mains » : après l’hypnose, après l’apnée, l’urgence de dire pour ne rien oublier de ces journées si particulières.
Il faut faire place nette dans l’atelier pour y organiser une dernière exposition, se rendre en Bretagne pour faire émailler du même bleu que le cercueil la vieille croix en fonte ; il faut que la sono de l’enterrement soit digne d’un concert au Stade de France. On déroge pour une fois à la tradition de bricoler avec des objets de récupération. Plutôt que d’utiliser une des vielles chaises roulantes qui avaient jadis servi à des courses endiablées, ce sera un fauteuil dernier cri mais habillé façon Mélois et équipé d’un klaxon.
A sa fille Clémentine qui a fait profession d’écrire, reviennent les quelques carnets que Bernard a noircis tout au long de sa vie. Une vraie découverte pour la fille qui, malgré la tendre complicité qui les unissait, ne savait pas grand-chose des réflexions intimes d’un homme qui, bien qu’amoureux des mots et des dictionnaires, parlait peu et s’abstenait de théoriser autant que d’expliquer. A lui aussi, les mots de la fin, qui donnent le titre au livre : « Je suis mort, là ? Non, pas encore Papa, mais c’est pour bientôt. Tu vas t’endormir et tu ne te réveilleras pas. Alors c’est bien ». MD
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