Anna Hope, Le rocher blanc, éditions Le bruit du monde, 2022
Anna Hope, Le rocher blanc, éditions Le bruit du monde, 2022
Au large de San Blas, sur la côte pacifique du Mexique, se dresse sur les eaux un rocher blanc. Lieu sacré, «Tatéi Haramara, notre Mère Océan, l’origine de la vie» pour les Indiens Wixárikas qui reconnaissent dans le chaos d’écume et le grouillement de crabes à sa base fouettée par le ressac l’origine du monde. Témoin grandiose et impassible des histoires qui composent le roman de Anna Hope. La première la concerne personnellement: elle est l’écrivaine avec qui nous faisons connaissance dans le chaleur poisseuse et suffocante d’un minibus bondé. Quelques années auparavant, après avoir tout tenté avec son mari pour avoir un enfant, elle avait «consulté» un chaman wixárika. Elle se trouve maintenant au Mexique avec son futur ex-mari et leur fillette, en repérage pour son roman et pour «remercier». Que l’on se rassure, nous ne sommes pas embarqués dans une quête mystique bon marché: nulle révélation n’attend la romancière à la fin de son périple. Au contraire, elle livre un autoportrait empli de failles, celui d’une femme éco-anxieuse, inquiète d’être une bonne mère, consciente de vivre la fin d’un immense amour, tandis que son mari flirte avec le plus grand naturel avec une jeune Française «au grain de beauté idéalement placé au coin de sa bouche». Au bout du pèlerinage au rocher blanc l’écrivaine sera tout autant pétrie de doutes qu’à son commencement. En premier, celui sur sa légitimité à prendre part à des rituels millénaires d’une culture qui n’est pas la sienne.
Elle a en revanche trouvé un formidable sujet de roman. En enquêtant, en effet, elle a découvert que dans les années soixante ce petit port assoupi était une station balnéaire huppée et que Jim Morrison disparut quelques jours pour venir s’y perdre, en 1969. Qu’au début du XXe siècle l’État mexicain débarquait là des cargaisons humaines de déportés. Des Indiens Yoeme dépossédés de leurs bonnes terres au profit de riches exploitants. C’était pour eux le point de départ d’une marche forcée de quelques semaines à travers les montagnes, au bout de laquelle les survivants seraient envoyés à l’autre bout du pays, travailler dans les plantations du Yucatán. Qu’à la fin du XVIIIe siècle, San Blas fut une base logistique pour les colonisateurs espagnols. Avant de lever l’ancre, les bateaux chargés de cartographier et revendiquer pour la Couronne espagnole la baie de San Francisco et les côtes du Pacifique jusqu’au Nord du 40° parallèle mouillèrent à proximité du rocher blanc.
L’écrivaine, 2020. Le chanteur, 1969. La fille, 1907. Le lieutenant, 1775. Géométriquement structuré, le roman nous fait remonter le temps en quatre chapitres, jusqu’à un magnifique poème charnière décrivant l’origine du monde, ce moment «où pour la première fois l’informe s’est épris de la forme», pour revenir à notre époque en autant d’étapes.
Du groupe hétéroclite de routards qui sont du même voyage qu’elle aux officiers d’élite de la marine espagnole et leurs seconds, des personnages à peine esquissés à ceux qui accompagnent plus longuement le lecteur, Anna Hope impressionne par sa capacité à donner chair et épaisseur à toutes les figures qu’elle dépeint. Par son aptitude à s’emparer avec une même aisance d’un monstre sacré, Jim Morrison, dont on sait plus ou moins tout, de navigateurs au sujet desquels les archives n’ont laissé que le nom et quelques informations lacunaires, ou à donner naissance à des êtres de fiction.
Pendant un jour et une nuit, nous suivons Jim Morrison croquant du peyotl qu’il fait descendre avec des généreuses rasades de mezcal, le tout arrosé de litres de bière Pacífico pour arrondir les angles. Très loin, à l’autre bout de l’océan, son père s’est illustré comme plus jeune amiral des État-Unis dans la guerre du Vietnam. Lui, le fils révolté, est arrivé là sur les conseils d’une femme rencontrée à Mexico: «Tu as dit que tu avais besoin de t’échapper, alors j’ai pensé à cet endroit. Il y a un rocher blanc là-bas, dans l’océan, où les Indiens disent que le monde est né. Ils y font leurs pèlerinages. C’est un endroit magnifique. Sauvage. Je pense que ça te plairait. Voilà un cadeau: sers-t’en pour couper tes liens» récite le message écrit qu’elle lui a laissé, enroulant un couteau en obsidienne.
Anna Hope se glisse ensuite dans la peau d’une jeune fille Yoeme à bord du bateau des déportés. Sa sœur a une méchante blessure à un pied et ses pensées vont vers sa grand-mère guérisseuse qui saurait la soigner en préparant avec quatre feuilles et autant de fleurs cueillies du côté où le soleil se lève de tel arbuste, sans omettre de «demander d’abord» à la plante. Avec une infinie délicatesse elle rend compte de manière sensible et respectueuse d’un monde anéanti par la brutalité utilitariste d’une modernité en marche, sa cosmogonie, ses contes, le nom des étoiles que l’on suit la nuit pour trouver son chemin. Respecter le mode de vie des indigènes ou les asservir? Une voix isolée se fait entendre parmi les commandants de l’expédition espagnole de 1775. L’un d’entre eux ne supporte plus les violences qu’on leur inflige et tente de se révolter, avant qu’on ne le déclare fou et qu’on le juge sommairement.
Centre du monde pour les uns, carrefour ou cul-de-sac pour d’autres. Selon sa culture et l’angle d’observation on y reconnaît un profil d’aigle ou la face du Seigneur. Le rocher blanc ne laisse en tout cas aucun des personnages indifférents, comme il exerce une fascination durable sur le lecteur une fois le livre refermé. MD