La Scierie - Anonyme ; En Amazonie - Malet
La Scierie, récit anonyme présenté par Pierre Gripari, Genève :
La Scierie, récit anonyme présenté par Pierre Gripari, Genève : Héros-Limite, 2013, frs. 25.-
Jean-Baptiste Malet, En Amazonie. Infiltré dans le « meilleur des mondes », Paris : Fayard, 2013, frs. 25.90
Deux livres récemment parus, deux témoignages à vif sur le monde du travail.
Ecrit dans les années 50, publié en 75, réédité aujourd’hui, La Scierie est l’œuvre d’un auteur anonyme – tout juste apprend-on, au détour d’une phrase, qu’il se prénomme François. Ayant raté son bac, il trouve du travail dans des scieries, de petites exploitations familiales de la région de Blois. Son récit, dont les qualités littéraires ne font pas un pli, est celui d’un combat contre les patrons, les collègues, la fatigue, contre soi-même, contre la machine :
« Je me demande si je ne suis pas fou de rester, jusqu’à épuisement, l’esclave d’une machine. C’est insensé, il faut être malade pour se fourrer dans un crève-bonhomme pareil. » Il y aussi la peur de perdre une main, voire plus, et la conscience d’être un esclave : « Je ne peux pas exprimer le dégoût que je ressentais quand mon réveil sonnait à cinq heures et demie (…). Des fois, je me demande ce que j’ai pu faire pour mériter un châtiment pareil. (…) Manœuvre. Je suis manœuvre de scierie, attelé soixante heures par semaine à un métier de chien que j’exerce dans des conditions impossibles : mes vêtements ont à peine le temps de sécher la nuit. » Mais le rapport de François à son travail est ambigu, sur un mode amour/haine. A mesure que passe le temps et qu’il décrit la métamorphose de son corps à la pratique de ce « métier de chien », il devient un excellent ouvrier, réputé dans son coin de pays, et d’ailleurs enclin à traiter par le mépris ceux qui travaillent moins bien que lui. Et une fascination presque suicidaire le pousse à accepter des places toujours plus dures, comme s’il devait constamment se prouver sa valeur. Jusqu’au jour où la convocation au service militaire vient briser le cercle vicieux – et mettre un terme à ce formidable récit.
Toute différente est la démarche de Jean-Baptiste Malet. Pour écrire En Amazonie, ce jeune journaliste se fait embaucher, l’air de rien, comme intérimaire dans un entrepôt d’Amazon – tout simplement parce qu’il s’agit du seul moyen de découvrir (et dénoncer) ce qui se passe derrière l’écran : « Y aurait-il quelque chose à cacher ? Pourquoi un journaliste accepterait-il de s’en remettre aux argumentaires pré-mâchés de la multinationale pour écrire ses articles ? Pourquoi ne pourrait-il pas vérifier par lui-même cette réalité dérobée aux regards ? » Engagé par le biais d’Adecco, Malet va devenir, pendant les quelques semaines du « pic de fin d’année », l’un de « [ces femmes et ces hommes] meilleur marché et plus efficaces que des robots. Avec eux, aucun entretien technique n’est requis, puisqu’ils sont pour la plupart intérimaires. » Sans être un chef-d’œuvre littéraire, En Amazonie est un récit effarant : on frémit autant à la description de conditions de travail terrifiantes qu’à celles d’un management pervers, qui contraint à la fausse bonne humeur aussi bien qu’à un culte du rendement digne de l’URSS stakhanoviste. Point commun entre l’expérience de Malet et celle de l’anonyme auteur de La Scierie : le combat contre la fatigue. Chez Amazon, il s’agit de travailler, de nuit, jusqu’à 42 heures par semaine et de parcourir, chaque nuit, plus de 20 kilomètres dans des entrepôts gigantesques en poussant un chariot rempli de produits (livres, jeux, CDs…), empaquetés ensuite par d’autres esclaves salariés.
Il y a donc des points communs entre ces deux récits, et de nombreuses différences aussi. A quoi bon en dresser la liste ? Relevons tout de même une différence, et de taille : aucun des petits patrons de scierie décrits par le dénommé François n’aurait jamais songé à prétendre que ses ouvriers « s’éclataient » au travail. Les dirigeants d’Amazon n’ont pas cette décence ; la devise de la boîte est « Work Hard, Have Fun, Make History ». De ces trois injonctions, la deuxième est la plus ahurissante puisqu’elle s’adresse à des travailleurs et travailleuses précaires, sous-payés, sous-qualifiés et physiquement éreintés. De même, le PDG d’Amazon affirme sans gêne que ses salariés sont en fait ses associés : au bout d’un certain temps, celles et ceux qui touchent le graal du CDI se voient en effet offrir une poignée d’actions…
La lecture de ces deux livres permet donc de mesurer à quel point le monde du travail est devenu, en quelques décennies, un cauchemar orwellien dont la violence quotidienne est maquillée par un discours lénifiant et plus que mensonger. Et l’impression de vivre un cauchemar rend plus difficile encore l’émergence de cette solidarité entre dominé.e.s qui, déjà du temps de La Scierie, n’allait pas de soi.
NS